Atelier lors des Journées d’Eté d’Europe Ecologie les Verts, 23 août 2014, Bordeaux
Propos recueillis par Anne R.
Jean Radvanyi : Géographe à Langues’O (INALCO), Directeur du Centre franco-russe en sciences sociales et humaines à Moscou (Académie des sciences de Russie) entre 2008 et 2012.
Anna Garmash : Porte-parole de EuroMaidan France.
Alexis Prokopiev : Président de Russie-Libertés.
Anne
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Au vu de l’actualité internationale, il nous a paru indispensable d’organiser un atelier portant sur la Russie. Je souhaiterais toutefois que la question de la politique intérieure soit également traitée. Elle s’avère intimement liée à la politique extérieure. Sans soutien interne, une politique extérieure aventuriste n’est pas possible. Et inversement, la politique extérieure actuelle semble conforter les bases du pouvoir de Poutine. Je propose que nous brossions un rapide aperçu de la situation intérieure avant de traiter de la questions des relations internationales avec bien sûr, en ligne de mire la question ukrainienne.
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Deux ans en arrière, nous avons assisté à des manifestations massives de contestation de Vladimir Poutine au moment des élections législatives et présidentielle de 2011-2012. En réaction à ces mobilisations, Dmitri Medvedev a tenté de calmer le jeu en proposant quelques réformes. Mais très rapidement, après l’investiture de Vladimir Poutine, des réformes liberticides, réprimant principalement les libertés d’expression, de rassemblement etc… ont été promulguées. Les intervenants pourront développer cette question.
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Or, aujourd’hui, on observe un soutien massif à la politique de Vladimir Poutine. Ceci constitue tout de même un revirement étonnant entre une opposition si ce n’est massive, du moins très visible il n’y a pas si longtemps que cela et un soutien massif aujourd’hui. Comment expliquer ce revirement dans l’opinion publique ?
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Jean Radvanyi
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Bonjour. Pour me présenter, je suis géographe, je m’intéresse à la géopolitique. Je travaille principalement sur la Russie et sur le Caucase, et sur les relations de la Russie avec son environnement géographique et géopolitique.
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Pour répondre à cette question, je dirai que premièrement, Vladimir Poutine n’a jamais quitté le pouvoir. C’était clair même si on ne connaît toujours pas le deal exact qu’il avait passé avec Dmitri Medvedev. Toutefois, il apparaît évident que durant les années où Medvedev était président, une bonne partie du vrai pouvoir était concentrée dans les mains de Vladimir Poutine. Pour cela, il avait réorganisé les structures fondamentales du pouvoir. Par exemple, il a placé les ministères de force (armée, FSB..) qui étaient auparavant sous la tutelle du Président, sous la tutelle du Premier ministre lorsqu’il occupait ce poste. Il voulait à l’évidence conserver le vrai pouvoir.
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Pour autant, la période Medvedev était une période d’intenses débats, de relative liberté d’expression, limitée mais réelle. Ce n’était pas le cas à la télévision, mise à part une seule chaîne. Toutefois, des débats et une expression publique se sont manifestés à la fin du mandat de Medvedev par ces grandes manifestations.
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« Ces grandes manifestations de l’hiver 2011-2012 en Russie ont été très importantes. Il n’empêche qu’elles étaient tout de même à l’échelle de la population russe, limitées et marginales. »
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Ces grandes manifestations ont été très importantes. Il n’empêche qu’elles étaient tout de même à l’échelle de la population russe, limitées et marginales. Cela n’a pas de sens de parler en pourcentage. Il s’agissait véritablement de grandes manifestations et elles n’ont pas été seulement moscovites. Il y a eu beaucoup de manifestations en province. Elles ont touché une partie de la population dans toute la Russie. Bien qu’elles soient assez composites, elles se faisaient surtout l’expression d’une partie des jeunes, d’une partie des classes moyennes. Ces classes moyennes existent réellement et sont composées de personnes qui se sont intégrées et adaptées au nouveau système et dont les aspirations sont beaucoup tournées vers l’extérieur, vers les échanges, notamment avec l’Europe et l’Occident, vers une forme plus démocratique de la vie de la société. Ce sont ces couches qui se sont exprimées dans ces manifestations. Cette expression s’est avérée très forte, à la grande surprise de tous les observateurs, qui considéraient les Russes comme une population apathique, apolitique etc… Ce que je conteste personnellement depuis longtemps mais cette vision était l’expression générale qu’on en avait.
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Ce que nous constatons depuis quelques mois est peut-être un revirement, certainement un tournant très important. Je dirai de façon paradoxale que l’Ukraine pour les Russes, c’est de la politique intérieure, d’une certaine façon. Même si cette affirmation paraît bizarre et paradoxale, les Russes considèrent que l’Ukraine, c’est chez eux : Eto Nash. Remarquez bien qu’en Pologne, pour une grande partie de la population, la Galicie est aussi chez eux. En d’autres termes, l’Ouest de l’Ukraine pour beaucoup de Polonais c’est à eux, quoi qu’en pensent les Ukrainiens. Ainsi, pour les Russes, l’Ukraine relève de la politique intérieure, et non seulement la Crimée.
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« Il faudrait lire le discours de Vladimir Poutine du 18 mars au lendemain du référendum en Crimée. C’est le discours officiel qui marque le tournant vers ce nouveau patriotisme russe qui prend beaucoup de Russes dans le sens du poil. Ce moment marque également le tournant dans la popularité de Vladimir Poutine. Y compris les manifestants de la fin 2011 se retrouvent dans ce discours patriotique. »
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Il faudrait lire le discours de Vladimir Poutine du 18 mars au lendemain du référendum en Crimée. Ce discours politique très important marque un tournant public, car dans son esprit, je pense que les choses ont évoluées avant. Il exprime diverses positions s’agissant de la défense des Russes de l’étranger, sa conception du monde russe. Il expose également certaines positions concernant la politique extérieure. C’est le discours officiel qui marque le tournant vers ce nouveau patriotisme russe qui prend beaucoup de Russes dans le sens du poil. Ce moment marque également le tournant dans la popularité de Vladimir Poutine. Y compris les manifestants de la fin 2011 se retrouvent dans ce discours patriotique, dont les leaders comme Alexey Navalnyi et d’autres. Ils appuient cette politique. Pour eux, la question de la défense des Russes, du patriotisme russe est loin d’être démêlée dans leur esprit. Elle fait partie tout de même des questions fondamentales qui entrent en accord avec leurs pensée, même si certains s’interrogent sur les conséquences d’une telle position. Beaucoup ont apprécié positivement l’annexion de la Crimée. Ils apprécient également que Vladimir Poutine défende les Russes d’Ukraine orientale.
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Anna Garmash
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Le collectif EuroMaidan France s’est organisé dès le début des manifestations à Kiev. Nous nous sommes rassemblés spontanément, mais très vite nous nous sommes rendus compte qu’il fallait poursuivre deux objectifs. Tout d’abord, il faut exprimer un soutien au mouvement à Kiev et faire comprendre au pouvoir en place qu’il y a une volonté de changement non seulement de la part des Ukrainiens à Kiev, mais également de la part de la diaspora ukrainienne. Ensuite, il faut informer l’opinion publique en France des évènements en Ukraine. Les informations nous parviennent plus rapidement que ne les publie la presse en France. Plus tard, nous nous sommes assignés d’autres objectifs comme faire parvenir une aide médicale aux personnes blessées dans les affrontements lors des manifestations.
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S’agissant du revirement de l’opinion publique en Russie, je partage l’opinion de M. Radvanyi. L’appui sur les options patriotiques est venu récemment. Les Russes ont effectivement considéré l’Ukraine de manière particulière. Officiellement, c’est l’étranger, mais ils ont l’habitude que ce pays fasse partie de leur zone d’influence depuis la chute de l’Union soviétique, qu’il ait fait partie du même pays à la période soviétique et tsariste. Les Russes avaient coutume de percevoir leur pays comme une puissance importante à l’époque soviétique. Le patriotisme est façonné par une volonté de puissance, en mémoire du statut de l’URSS à l’époque de la guerre froide. Maintenir la zone d’influence en Ukraine et la notion d’empire permet de maintenir le statut de la Russie sur la scène internationale.
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« Pour se maintenir au pouvoir, il faut bénéficier d’une opinion publique favorable, mais surtout il faut conforter la population autour d’une idée. »
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En appuyant cet aspect, Vladimir Poutine brosse en effet les Russes dans le sens du poil. Ces options politiques sont présentes depuis des années, voire des dizaines d’années. Le revirement existe aussi, essentiellement concernant le maintien de Poutine au pouvoir. Vladimir Poutine a effectué deux mandats de président, puis un mandat de Premier ministre, et il a entamé son quatrième mandat à la tête du pouvoir en 2012. Or, pour se maintenir au pouvoir, il faut bénéficier d’une opinion publique favorable, mais surtout il faut conforter la population autour d’une idée. Etant donné que les conditions économiques se sont dégradées avec la crise, il est d’autant plus essentiel de conforter la population. Quoi de mieux que d’utiliser l’idée nationale. Cette dernière est dans cette zone présente depuis longtemps. Elle parle à la population. Vladimir Poutine s’est vraiment servi de ce levier pour conforter la population. Il appuie sur des boutons préexistants.
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Alexis Prokopiev
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Cet atelier est très important car il faut que les écologistes se saisissent avec des intervenants extérieurs de cette question majeure. Elle a des répercussions sur la politique internationale mais aussi sur la politique interne en Europe comme nous avons pu le constater lors des dernières élections européennes. Nous avons également pu le voir lors de la visite de Philippe de Villiers en Russie. Il a manifesté sa proximité vis-à-vis de Poutine.
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J’interviens ici en tant que militant pour les droits humains en Russie. Je suis Président de l’association Russie-Libertés. Elle a été créée au début de l’année 2012 sur la vague des manifestations qui ont eu lieu d’abord en Russie, puis très rapidement en France pour dénoncer les fraudes électorales massives lors des élections législatives en décembre 2011 et lors de la présidentielle en mars 2012. Vladimir Poutine est revenu à la présidence pour un énième mandat.
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Je pense qu’il est impossible d’analyser la situation en Ukraine, dans l’Est de l’Ukraine, et en Crimée, sans parler des évènements de la fin 2011 – début 2012. Comme l’a dit Jean Radvanyi, ils ont constitué un tournant majeur. Je partage l’avis des experts qui soulignent l’importance des manifestations massives de la population russe pour dénoncer les fraudes électorales et ce qu’il y a derrière, la corruption massive. On montre souvent la corruption de la période de Eltsine, mais en observant les montants en jeu et les pourcentages rapportés à l’économie russe, on se rend compte que la corruption a pris une autre dimension. La situation montre une corruption massive à tous les niveaux. Les problèmes sociaux s’accumulent, liés à l’éducation, à la santé. Ils sont causés notamment par la corruption. Tout ce mécontentement est sorti dans la rue sous forme de manifestations. Elles se sont avérées les plus importantes depuis les années 1990. Pendant une très longue période, la Russie n’a pas connu de manifestations de masse. Elles ont, à mon avis, surpris le pouvoir, mais aussi l’opposition. Celle-ci n’était pas prête mais elle a réussi à formuler des propositions claires.
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« Je pense que la majeure crainte du Kremlin porte sur le fait que les mouvements sociaux se sont joints aux jeunes dans les manifestations. »
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Quelle a été la réponse du pouvoir ? Il y a eu quelques réformes dont celle du code électoral. Toutefois, suite à la réélection de Vladimir Poutine, la décision a été prise d’un revirement de cap. Tout d’abord, nous avons assisté à des arrestations massives d’opposants et de manifestants. Nous l’avons particulièrement observé lors des affrontements du 6 mai 2012. Plusieurs lois liberticides ont été promulguées : des lois encadrant les manifestations, les médias etc… Elles se sont accompagnées de plusieurs injections idéologiques. Je pense que la majeure crainte du Kremlin porte sur le fait que les mouvements sociaux se sont joints aux jeunes dans les manifestations. J’ai pu le constater en me rendant aux manifestations en mars 2012 à Moscou et à Saint-Pétersbourg. Beaucoup de mouvements des retraités, quelques professeurs avec des slogans portant sur l’éducation, des médecins étaient présents pour réclamer la fin de la corruption etc… Je pense que quand le Kremlin a senti dans le pays cette jonction entre un mouvement pour plus de libertés et de droits, appuyés par les classes moyennes naissantes, et le mouvement des retraités, des chômeurs, des professeurs et enseignants etc…, il a perçu le réel danger pour son maintien au pouvoir.
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« Il faut analyser tous les évènements depuis 2011 comme la volonté de réinjecter de l’idéologie, de recréer cette idée nationale afin d’unir la population. »
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L’idée était de transformer le pouvoir en place, qui avait perdu toute forme d’idéologie. Fin 2011, le slogan le plus répété concernant Russie Unie, parti de Vladimir Poutine, était « le parti des voleurs et des escrocs », terme inventé par l’opposant Alexey Navalnyi. Quand les sondages posaient la question « A quoi pensez vous quand on vous parle du parti Russie Unie ? », les sondés pensaient immédiatement à ce slogan. Il faut analyser tous les évènements depuis 2011 comme la volonté de réinjecter de l’idéologie, de recréer cette idée nationale afin d’unir la population.
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Je termine par une remarque sur les propos de Jean Radvanyi concernant Alexey Navalnyi. Il est vrai que Serguey Oudaltsov, opposant récemment condamné à 4 ans de prison, le leader du Front de gauche, a soutenu le Kremlin dans sa politique en Ukraine et en Crimée. Edouard Limonov, opposant également connu, a soutenu à 200% la politique de Poutine en Ukraine. Alexey Navalnyi, pour sa part, se montre plus nuancé. Il a dit qu’il fallait défendre les populations russes en Crimée, mais s’est exprimé de manière plus nuancée sur le reste et se montre depuis le crash de l’avion MH17 extrêmement critique. Il met en avant l’isolement de la Russie sur la scène internationale.
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Anne
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Je rebondis sur les derniers propos d’Alexis pour vous proposer de faire un petit tour de table au sujet de la question de l’idéologie et de la propagande pour approfondir un peu. De nos jours, on revient à un affrontement Est-Ouest sur la question de l’Ukraine. Avec le recul de l’histoire, on constate que pendant longtemps l’idéologie était absente de cet affrontement. Or, on observe que Poutine, comme le disait Alexis, revient sur une ligne nationaliste. Il se lie à des partis nationalistes et d’extrême droite en Europe, qui viennent comme observateurs en Crimée. Qu’en est-il de l’idéologie dans l’affrontement Est-Ouest ?
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Par ailleurs, comment fonctionne la propagande à ce propos ? Les Russes y sont-ils réceptifs, alors qu’ils avaient l’habitude à la période soviétique d’être abreuvés de propagande mais de lire entre les lignes et de discuter dans les cuisines ?
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Jean Radvanyi
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Il est difficile de parler de tournant vers le patriotisme de Vladimir Poutine. Depuis longtemps, ces arguments sont présents dans les discours. On peut dire qu’à la faveur des évènements d’Ukraine, il les a exprimés de manière encore plus forte, peut-être plus organisée et en suscitant à l’intérieur de l’opinion russe ce mouvement dont on vient de parler.
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Par ailleurs, la propagande est absolument extraordinaire. Pour les Russes en général, à part dans les plus grandes villes, le grand moyen d’information est la télévision. Or, toutes les chaînes sont contrôlées soit directement soit indirectement. Soit ce sont des chaînes d’Etat, soit elles appartiennent à des sociétés en grande partie contrôlée par l’Etat. Nous avons pu constater qu’au moment des grands évènements récents, les chaînes ont diffusé de la propagande et non de l’information, en particulier s’agissant de l’Ukraine, mais pas seulement. La propagande est organisée, et par bien des aspects, ressemble à la propagande soviétique.
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« Les collaborateurs du Centre Levada1 étaient effarés par la puissance du renversement dans l’opinion : à la fois le soutien à Vladimir Poutine et l’importance de cette onde de choc. »
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Est-ce qu’elle est efficace ? A Pâques à Moscou, j’ai rencontré les collaborateurs du Centre Levada. Ces derniers étaient effarés par la puissance du renversement dans l’opinion : à la fois le soutien à Vladimir Poutine et l’importance de cette onde de choc dans l’opinion dans toutes les couches, que ce soient les retraités mais aussi les jeunes. Nous observons ce genre de phénomène depuis longtemps dans l’opinion russe. Parmi les sondages effectués très régulièrement par le Centre Levada, des questions portent sur l’opinion sur les Américains, la politique américaine, l’Union européenne. Selon l’actualité, et selon la manière dont est traitée l’actualité à la télévision, on observe des courbes en dents de scie. Ainsi, la réaction est extrêmement mobile et rapide aux évènements et à la façon dont ils sont présentés. En même temps, beaucoup de Russes ont accès à internet, et donc à d’autres sources d’information. Il ne faut pas négliger cet aspect. Il faut faire attention aux analyses dans des périodes de grande tension comme aujourd’hui. Ce type d’évolution qui paraît absolument extraordinaire peut aussi se renverser. Ceci n’empêche pas que les Russes se montrent critiques. Il existe quelques journaux d’opposition. Peu y ont accès réellement sous forme papier, et un peu plus sous forme numérique. Tous les journaux sont accessibles sur internet.
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L’internet est une des cibles des nouvelles lois poutiniennes. Les autorités cherchent à mettre un dispositif de contrôle d’internet, même si cette tâche s’avère ardue. Elles mettent en place un dispositif législatif pour surveiller internet et en particulier les blogueurs de façon à tenter de contrôler l’information d’une partie importante de la population, entre 50 et 60 millions d’internautes russes sur une population de 140 millions. Toutes les écoles et lycées sont équipés d’internet.
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Par ailleurs, on observe un isolement de la Russie de fait. Il cherche des alliés. Certains alliés sont de circonstance. On peut en discuter s’agissant de Marine Le Pen. Il existe des raisons sur lesquelles ils se rencontrent. Mais la Russie bénéficie d’autres types d’alliés, comme la Chine, l’Inde, dans des registres totalement différents. Il veut sortir de cet isolement et montrer que la Russie n’est pas aussi isolée qu’il n’y paraît.
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« Il ne faut pas négliger les sentiments critiques à l’intérieur de la Russie. Ils s’expriment peut-être peu en ce moment mais ils sont réels. »
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Il ne faut pas négliger les sentiments critiques à l’intérieur de la Russie. Ils s’expriment peut-être peu en ce moment mais ils sont réels. Il y a beaucoup d’inquiétudes s’agissant de cette position vis-à-vis de l’Ukraine. Tous sont contents de l’annexion de la Crimée. Ils parlent de rattachement, de retour au bercail, de retour à la patrie. Ils se montrent beaucoup plus inquiets pour l’Ukraine orientale. Beaucoup de Russes ont des parents, des cousins, des amis en Ukraine. Il s’agit plus que d’un pays voisin. Ils sont inquiets sur les conséquences économiques, sociales, politiques. Il est clair que Vladimir Poutine utilise une grille de lecture depuis la fin 2011 mentionnant des ennemis de l’intérieur, financés par l’étranger. A mon avis, il pense fondamentalement de cette manière. Cela vient de son éducation et de son background. Il ne sort pas de cette analyse. Il a analysé les manifestations de la fin 2011 et début 2012 comme il avait analysé la révolution orange en Ukraine, c’est-à-dire la main de l’étranger qui veut déstabiliser le pays. Une série de commentaires sur les sanctions les présentent comme ayant pour finalité de renverser le pouvoir russe tel qu’il est aujourd’hui. Aux yeux de Poutine, tel est le but des sanctions, et non de faire pression pour l’Ukraine. Il considère donc qu’il faut s’unir contre cela.
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Anna Garmash
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S’agissant de la perception par les Russes de ce discours officiel, je constate parmi mes connaissances et mes liens familiaux, que l’adhésion est beaucoup plus importante qu’elle n’a pu l’être pendant des années sous l’Union soviétique. Plusieurs personnes ont comparé la propagande soviétique du temps de Brejnev à ce qui se passe aujourd’hui. Ces personnes sont effarées, tout comme les collaborateurs du Centre Levada en voyant que la situation a radicalement changé. Du temps de Brejnev, chacun savait qu’il y avait un discours officiel auquel il fallait adhérer dans l’espace public mais dans les cuisines, autour de la table, tout le monde savait ce qu’il se passait et pouvait échanger leurs vraies idées. Aujourd’hui, l’adhésion est beaucoup plus importante.
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En effet, beaucoup de personnes en Russie ont de la famille en Ukraine. On constate malheureusement que beaucoup de liens se brisent. Les Ukrainiens manifestent beaucoup d’incompréhension face à cette adhésion soudaine à un discours qui n’est certes pas nouveau. Mais une adhésion aussi brutale est nouvelle.
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En effet, sauf erreur, dans les derniers sondages, 97 % des Russes regardent beaucoup la télévision tout en consultant un peu internet et 75 % de la population prennent leur information essentiellement de la télévision. Sur les chaînes russes, le discours déroulé appuie sur des points qui ont toujours été importants pour les Russes. La manière de présenter le mouvement de l’EuroMaidan s’est avérée dès le début très particulière. Ils ont fait appel à des notions déjà présentes, notamment le souvenir de la Seconde guerre mondiale, dénommée par les Russes la Grande guerre patriotique. La glorification de cette grande guerre est montée en puissance depuis l’époque de Brejnev. On a observé une glorification de plus en plus importante des vétérans, l’organisation de grands défilés le jour en mémoire de la victoire. Ces éléments étaient très présents et Poutine l’a utilisé de manière très habile. On revient toujours à l’opposition entre le soldat soviétique ou russe et le méchant fasciste.
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« Poutine s’est montré très habile et n’a pas présenté le mouvement d’EuroMaidan comme un mouvement populaire. Il avait pourtant beaucoup de similitudes avec ce qui s’était passé en Russie auparavant. »
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Poutine s’est montré très habile et n’a pas présenté le mouvement d’EuroMaidan comme un mouvement populaire. Le mouvement EuroMaidan avait pourtant beaucoup de similitudes avec ce qui s’était passé en Russie auparavant. Les manifestants se prononçaient pour le respect des droits humains, contre la corruption etc. L’élément déclenchant le mouvement a été le refus du président Ianoukovitch de signer l’accord d’association avec l’Union européenne, mais après une semaine les enjeux du mouvement étaient essentiellement internes. Il a éclaté en raison de la montée du mécontentement pendant des années, notamment sous la présidence de Ianoukovitch. En effet, l’Ukraine a fait face à de nombreux problèmes. Or, Poutine a présenté EuroMaidan en enlevant son aspect de mécontentement populaire et l’a montré essentiellement comme une manifestation de l’extrême droite, fasciste. Poutine a appuyé sur cet élément pour éveiller des sentiments d’hostilité au mouvement dans la population russe. Poutine utilise ce levier de manière extrêmement habile, même si ces sentiments sont déjà présents dans la population russe.
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Alexis Prokopiev
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Russie-Libertés et ses partenaires ont constaté que depuis fin 2013-début 2014, une nouvelle vague de pression sur les ONG, sur l’ensemble des militants en faveur des droits humains, notamment en dehors de Moscou, sur la population russe et sur les médias. Nous avons observé l’entrée dans le discours officiel de la notion de « nationaux traitres ». Ceux qui se posent en désaccord avec la position du Kremlin en Ukraine ont été qualifiés de cette manière, et parmi eux les 40 000 manifestants qui se sont réunis en mars à Moscou contre la guerre en Ukraine. Ainsi, la Russie a tout de même connu une grande manifestation en 2014. Elle a été suivie par des déclarations virulentes du Kremlin contre les « nationaux traitres », contre les « ennemis de l’intérieur », bien entendu « financés par l’extérieur » et « soutenus par les Etats-Unis ».
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« Auparavant, dans la société russe, il y avait une possibilité de débat. Aujourd’hui, les échanges sont quasiment impossibles. »
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Auparavant, il y avait une possibilité de débat. Dans la société russe, apparaissaient des désaccords sur la politique, sur les questions de rapport au pouvoir etc. On peut considérer que les contestataires à la fin 2011 représentaient une large partie de la population, même si minoritaire. Ils entretenaient un débat avec l’autre partie de la population. Aujourd’hui, les échanges sont quasiment impossibles. Le débat dans la société russe est verrouillé, pratiquement à tous les étages. Un débat dans la sphère familiale, amicale sur les questions politiques, et par exemple sur la question des prisonniers politiques est devenu très difficile.
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En outre, on constate une explosion des emprisonnements politiques de militants des droits humains, d’écologistes etc… Un activiste écologiste, Evguenyi Vitishko, est actuellement dans les camps en Sibérie. Les militants pour les droits LGBT ou pour les droits sociaux sont concernés également. Dès que ce type de question est soulevée, les personnes sont immédiatement qualifiés de « nationaux traitres », d' »ennemis de l’Etat » etc… Ce phénomène est lié au fait que la propagande aujourd’hui est beaucoup plus efficace, plus technologique que pendant la période Brejnev ou à la fin de la guerre froide. Elle est très bien organisée, à tous les niveaux. S’agissant de l’internet, mes connaissances et mes amis avaient l’habitude de vérifier les informations qu’ils voyaient à la télévision en allant sur des sites internet comme gazeta.ru, lenta.ru, en lisant des journaux comme Kommersant etc… Ils le font toujours, mais ils ne savent pas que la direction de gazeta.ru, de lenta.ru, de Kommersant ont été remplacées. Les désinformations plutôt que les informations qu’ils lisent dans ces sources sont pratiquement identiques aux informations sur les chaînes de télévision. Aujourd’hui, il existe de moins en moins de sources d’information indépendantes, mis à part Novaya Gazeta et quelques sites internet.
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L’utilisation des images de guerre par les autorités russes n’est pas à négliger. A l’évidence, il ne faut pas nier la présence de mouvements ultranationalistes comme Pravyi Sektor parmi les manifestants à Kiev. Mais il faut savoir que dans les médias russes, cette participation a été largement exagérée. Sur le terrain, sur la place Maidan, Pravyi Sektor représentait entre 5 et 10 % des manifestants. A la télévision russe, ils étaient montrés comme représentant 90 % des manifestants.
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En Ukraine, il faut déplorer le vote malheureux concernant la langue régionale russe. Contrairement à ce qui a été dit dans certains médias, dont des médias français, il n’a pas été question d’interdire la langue russe sur le territoire ukrainien. Il était question de revenir sur la loi portant sur les langues régionales, promulguée par Viktor Ianoukovitch. Cette loi n’a jamais été ratifiée par le président ukrainien par intérim. Par contre, dans les sondages du Centre Levada, 95 % de la population russe était persuadé que la langue russe était déjà interdite sur le territoire ukrainien. Cette décision malheureuse de la Rada ukrainienne a été transformée dans la propagande russe.
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« La présence des nationalistes et des ultranationalistes sur l’échiquier ukrainien est largement surestimée dans les médias russes. »
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La présence des nationalistes et des ultranationalistes sur l’échiquier ukrainien est largement surestimée dans les médias russes. Pour l’élection présidentielle ukrainienne, deux d’entre eux se sont présentés comme candidats. Or, ils ont obtenus à eux deux moins de 3 % des votes. Il suffit de comparer avec les scores du FN en France aux dernières élections pour se rendre compte que les choses ne vont pas si mal en Ukraine. La première chaîne russe a indiqué pendant plusieurs heures que le candidat de l’extrême droite, le leader de Pravyi Sektor, Dmytro Iarosh, avait remporté l’élection présidentielle avec 53 % des voix. Ce n’est que plus tard que les télévisions russes ont informé du véritable résultat et de l’élection de Petro Poroshenko. La première information parvenue et restée assez longtemps sur les chaînes de télévision russe était la victoire du nationaliste Iarosh. Ceci montre bien la déformation de la réalité par les chaînes de télévision russes.
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Contrairement à la période très récente, en 2011-2012, le débat et les échanges sont quasiment impossibles. Je le ressens personnellement dans la sphère familiale. Des familles se brisent. Des amis ne se parlent plus. La situation est véritablement très tendue.
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Selon une publication du Centre Levada, la popularité de Poutine est vraiment gonflée à bloc. Par contre, l’article expliquait qu’un échec militaire dans l’Est ukrainien peut avoir des conséquences négatives pour Vladimir Poutine. Ce serait une défaite non seulement de la politique étrangère, mais surtout sur le plan interne.
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Jean-Marc Denjean
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Je suis pour EELV et la Commission Paix et Désarmement les problématiques de défense, de géostratégie, de l’industrie militaire etc… Je souhaite apporter un autre éclairage sur la Russie de ce point de vue.
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S’agissant du nationalisme, nous pouvons constater que la résurgence du nationalisme est un phénomène européen. De ce point de vue, il convient de distinguer le mouvement nationaliste du mouvement néofasciste. Il faut conserver des nuances. Même en France, Philippe de Villiers n’est pas sur les mêmes positions que Marine Le Pen. Ainsi, globalement la situation en Europe est assez inquiétante du fait du réchauffement des mouvements nationalistes. Ils ont tous des racines historiques. J’ai voyagé récemment en Pologne et j’ai pu sentir la vitalité du nationalisme polonais. Pour eux, une grande partie de l’Ukraine fait partie de l’histoire et du territoire polonais. De la même manière, en Hongrie, on considère que le territoire historique hongrois englobe d’autres régions comme la Transylvanie. Ces éléments nationalistes sont dans la mentalité et la culture de chacun des peuples. De la même manière en France, on nous apprend que nos ancêtres sont les Gaulois. Ainsi, la résurgence du nationalisme grand russe n’est pas une surprise historique et stratégique.
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Je ne partage pas l’avis selon lequel les actions du gouvernement russe découlent des récentes manifestations. Poutine développe, au contraire, un projet géostratégique inscrit dans le cahier des charges qu’il se fixe quand il arrive au pouvoir en 1999. Il s’agit plutôt d’une continuité. Il ne s’agit pas d’un dictateur qui improvise cette politique pour conserver son pouvoir à court terme. Il est dans un projet à long terme qui se décline. Quand il est arrivé au pouvoir, il a hérité d’une situation absolument catastrophique : situation économique et financière très négative, armée en parfaite décomposition, complexe militaro-industriel démantelé.
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A mes yeux, on ne peut pas analyser la Russie sans comprendre le rôle important du complexe militaro-industriel. La Russie a hérité du complexe militaro-industriel soviétique qui comportait des millions d’emplois, des centaines d’usines. Pendant une bonne dizaine d’années, ce système s’est écroulé faute de financements, de volonté politique, et par la corruption. La corruption se développe à partir de ce secteur, elle est particulièrement prégnante dans le secteur militaire. C’est d’ailleurs le cas également en Ukraine qui a constitué une plaque tournante du trafic international d’armes pendant 20 ans. Aujourd’hui, la moitié des armées africaines sont équipées d’armes venues des pays de l’ex Union soviétique. Nous devons avoir ces éléments en tête.
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« Un pays qui se reconstruit sur des bases essentiellement militaires est en soi porteur de dangers. »
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Le projet politique et social de Poutine comporte un pan sur la reconstruction du complexe militaro-industriel. Ce secteur intègre une partie des couches moyennes, d’ingénieurs, de cadres, d’ouvriers, de jeunes. Ces éléments structurent la société. Un pays qui se reconstruit sur des bases essentiellement militaires est en soi porteur de dangers.
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De ce point de vue, la politique de l’Europe et de l’OTAN vis-à-vis de la Russie s’est montrée depuis 20 ans assez catastrophique car elle a contribué à alimenter la paranoïa des autorités russes. Le nationalisme repose en partie sur ce sentiment. L’industrie russe se reconstruit à partir du développement du complexe militaro-industriel. La Russie est redevenue le troisième exportateur d’armements. L’exportation d’armement est devenu un élément de la diplomatie, et de la puissance internationale de la Russie. Ces éléments se trouvent en arrière-plan de la crise ukrainienne.
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Par ailleurs, je souhaite relativiser les autres évènements intervenus entre temps. La crise politique et la montée de l’opposition il y a quelques années est liée au blocage de la modernisation de la société russe. Le système de développement actuel reproduit les défauts de l’ancien système soviétique. La Russie se retrouve avec les mêmes éléments de blocage : dépendance vis-à-vis des exportations d’énergie, faible développement de l’industrie manufacturière… Il s’agit là des grandes limites de la Russie actuelle.
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Le poids du fait militaire dans la vie politique et sociale russe constitue une véritable question. Je rappelle que la Russie est la deuxième puissance nucléaire mondiale. Même si elle est beaucoup plus faible qu’à l’époque soviétique, moment où on constatait une relative parité entre les USA et l’URSS. Aujourd’hui, le rapport s’établit de 1 à 4. L’arsenal russe est, pour autant, suffisant pour anéantir la planète deux ou trois fois. Le statut de deuxième puissance nucléaire explique beaucoup de choses. Je fais là un rapprochement avec la France. Ce statut est constitutif du nationalisme russe, du sentiment de grande puissance, de la même manière que Hollande est attaché au fait que la France reste une puissance nucléaire car ceci appuie notre statut international.
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Gérard Levy
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Je partage ce qui a été dit. Il faut néanmoins prendre en considération la position des écologistes. Il y a 25 ans, quand le Mur s’est effondré, Georges Krassovsky avec des Russes a effectué la traversée Paris-Moscou à vélo. C’était le symbole du pont entre l’Europe et la Russie pour montrer que l’Europe allait se construire sur la base de la confiance.
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Malheureusement, ce nouvel esprit dans les relations Europe-Russie a été entravé par des erreurs stratégiques venant de l’Ouest. Par exemple, James Baker avait pris l’engagement avec la main sur le cœur auprès de Gorbatchev que les Etats d’Europe de l’Est qui venaient de prendre leur autonomie n’entreraient pas dans l’OTAN. Malheureusement, cela n’a pas été respecté.
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Un autre élément déstabilisant est le bouclier anti-missile. La Russie s’est construite comme une forteresse après la révolution bolchévique avec beaucoup de paranoïa. De la même manière, suite à la Révolution française, la France s’est construite au départ contre tous les nobles d’Europe. Aujourd’hui, ils sont obligés de passer par une transition démocratique qui s’avère très difficile.
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« Il faut faire un reset. L’idée de se débarrasser des contentieux et de remettre tout à plat a échoué car nous avons maintenu l’entrée dans l’OTAN des pays de l’Est et le bouclier anti-missile. »
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Nous ne souhaitons qu’une chose, c’est que le partenariat entre l’Est et l’Ouest se développe. Selon les termes d’une Secrétaire d’Etat américaine, il faut faire un reset. L’idée de se débarrasser des contentieux et de remettre tout à plat a échoué car nous avons maintenu l’entrée dans l’OTAN des pays de l’Est et le bouclier anti-missile. Il faut donc qu’il y ait une négociation. Nous, écologistes, avons un rôle à jouer dans ce sens, notamment avec les Verts européens. Il faut soutenir l’idée auprès de tous que ce n’est pas en maintenant un affrontement stérilisant et provocant. Cent ans après la guerre de 1914-18, il ne faut pas répéter les mêmes erreurs.
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Je demande aux intervenants s’ils ont une solution non violente pour sortir de la crise, et qui intègre des méthodes de prévention des conflits pour éviter ce qui s’est passé en ex-Yougoslavie. Dans cette région, nous avons été incapables de gérer les conflits entre anciennes républiques de Yougoslavie. Est on capable de sortir d’un discours manichéen présentant des bons et des méchants ? Est on capable de restaurer la confiance et de servir de médiateur ?
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Un participant
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Je voudrais introduire un bémol dans ce qui vient d’être dit par les intervenants. Je partage avec les citoyens de Russie la grande difficulté à accéder à une information objective. La grande presse occidentale, la presse française, américaine ou autre, donne l’impression de ne pas être totalement objective. C’est grâce à internet qu’on arrive à glaner quelques informations. Très modestement, j’introduis aussi ce bémol. Je dois reconnaître que mon information est un peu erratique et très biaisée de l’intérieur.
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« On ne peut pas limiter la systémie à l’examen de la Russie. Cette systémie est fondamentalement planétaire. »
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Je pense que l’affaire ukrainienne se situe dans le cadre typique de guerre de frontières. On ne peut pas limiter la systémie à l’examen de la Russie. Cette systémie est fondamentalement planétaire. Il ne faut absolument pas faire l’impasse sur ce qui se passe aux Etats-Unis, au Moyen-Orient, en Extrême-Orient. Il faut analyser ce système complexe. Il convient également de relire Zbigniew Brzezinski, un des grands penseurs de la politique états-uniennes. Beaucoup d’autres également ont pensé ce conflit que nous décrivons. Ce conflit est clairement le type de conflit séculaire entre la thalassocratie et le pouvoir de la terre, entre l’impérialisme anglosaxon et l’impérialisme russe.
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L’impérialisme anglo-saxon connaît une crise très grave, celle du dollar. Les Etats-Unis ont la nécessité de militariser la police américaine pour faire face aux émeutes. Il faut prendre en considération également la théorie de la première frappe gagnante. Le Pentagone prévoit une première frappe globale pour éliminer les autres puissances. Mais ils ne peuvent s’affronter directement aux armements russes et chinois. Dans cette affaire, nous devons en France et en Europe bien observer ce qui nous arrive. La stratégie de l’impérialisme anglo-saxon est fondamentalement planétaire.
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N’êtes vous pas dans vos analyses fortement biaisés dès lors que vous êtes, d’après ce que j’ai pu remarquer, fortement marqués par la propagande du Pentagone ?
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Cécilia Joxe
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Je remercie les intervenants pour leurs exposés qui montrent leur connaissance du terrain et la complexité de la situation.
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Vous avez mentionné la montée ancienne et progressive du nationalisme, et les capacités militaires de la Russie. La nécessité de faire intervenir l’armée est en discussion. Je voudrais vous demander votre avis sur les perspectives d’un passage à l’acte plus fort que le transfert d’armes en Ukraine. A votre avis, ces provocations iront-elles plus loin ? La politique européenne joue à l’heure actuelle sur différents tableaux. Mais on sent que la diplomatie européenne est très indécise et dépassée par la politique russe.
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Jean Radvanyi
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Je suis d’accord avec l’idée que nous sommes face à un système complexe. Je ne pense pas fondamentalement que les réactions récentes de Poutine soient liées à l’Ukraine. Elles sont provoquées par la crise ukrainienne. Mais fondamentalement, un des gros défauts des Américains et des Européens est de ne pas répondre depuis une dizaine d’années aux questions posées par Poutine à la communauté internationale. Ces questions sont pourtant assez claires. Il y a eu la guerre froide, l’URSS l’a perdu, les Américains l’ont gagné. Ces derniers ont considéré à partir de ce moment-là qu’ils étaient la seule hyperpuissance, selon le terme de Brzezinski. Depuis cette époque, il n’y a pas eu de négociations réelles sur le nouvel état du monde. Depuis des années, concrètement depuis le discours de Munich de Poutine en 1999, les Russes posent les mêmes questions. Il faut renégocier l’état du monde. Il ne s’agit pas seulement de l’Ukraine, mais de l’état du monde. Il faut discuter des équilibres des forces, d’une nouvelle structuration des relations internationales dans un monde qui change.
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« Un des gros défauts des Américains et des Européens est de ne pas répondre depuis une dizaine d’années aux questions posées par Poutine à la communauté internationale. Depuis le discours de Munich de Poutine en 1999, les Russes posent les mêmes questions. Il faut renégocier l’état du monde. »
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Vladimir Poutine dit depuis longtemps que le monde n’est plus bipolaire, n’est pas unipolaire, mais il est multipolaire et la Russie sera un acteur majeur. Poutine n’a jamais eu de réponse, ni de la part des Américains, ni de celle de l’Union européenne. Ceci constitue le fondement de la crise ukrainienne. Jusqu’à la crise ukrainienne, les Américains et l’Union européenne ont agi comme si l’Ukraine pouvait être simplement arrachée à l’influence russe en dépit de tout ce qu’a dit Vladimir Poutine à ce sujet. Ce dernier a dit clairement qu’il n’était pas question que l’Ukraine rentre ni dans l’Union européenne, ni dans l’OTAN. Ceci constituerait pour lui une situation de casus belli. On n’a pas voulu en tenir compte, et on a volontairement simplifié dans nos analyses ce qu’était l’Ukraine.
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Personnellement, je pense qu’il faut exercer des pressions, et peut-être aussi des sanctions, mais si on n’accompagne pas ces sanctions par des réponses réelles aux questions qu’il pose, cela ne servira à rien.
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S’agissant du complexe militaro-industriel, beaucoup d’articles dans la bonne presse russe – ils ont de bons experts à ce sujet – s’interrogent sur les effets de la crise ukrainienne sur le complexe militaro-industriel russe. La situation s’avère intéressante et compliquée. Evidemment, on peut comparer ces informations à un iceberg. Nous n’avons accès qu’à la partie émergée. A moins d’être dans ce milieu réellement – ce qui n’est pas mon cas -, nous ne pouvons pas savoir les détails. Certains articles intéressants expliquent que se profile une rupture à court et moyen terme des relations économiques entre l’Ukraine et la Russie. Ceci représente une catastrophe absolue pour l’Ukraine. Cette rupture posera des problèmes aux Russes aussi. En réalité, le complexe militaro-industriel ukrainien va disparaître inéluctablement car il repose sur une grande proportion d’échanges avec la Russie. Ce n’est pas le cas du complexe russe beaucoup plus indépendant. Toutefois, il dépend sur un certain nombre de points très précis de l’industrie ukrainienne.
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Ainsi, les sanctions telles qu’elles se présentent aujourd’hui ne seront pas efficaces. Ceci pose des problèmes politiques. De bons experts russes nous disent : « que voulez-vous ? allons nous continuer comme cela ? Les Russes doivent-ils interdire l’espace aérien russe aux compagnies occidentales ? Les Etats occidentaux vont interdire à Aéroflot le survol ? » La Russie ne sera pas la plus perdante dans cette affaire. Nous nous trouvons dans une impasse qui posera certainement des problèmes aux Russes. Mais les Russes ont une capacité de résistance beaucoup plus importante que les Ukrainiens et probablement aussi que les Européens.
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S’agissant de la vague nationaliste, elle est au moins européenne, si ce n’est mondiale. On constate la montée du nationalisme japonais, chinois, coréen etc. Certains analystes expliquent que Vladimir Poutine considère que ces sentiments sont l’avenir. Il penserait qu’il faut s’appuyer fondamentalement sur ces nouvelles idéologies nationalistes, au moins dans l’espace eurasiatique. Puisque la Russie a pris parmi les premiers de façon publique et déterminante cette option, il va rassembler une nouvelle Eurasie sur la base nationaliste dans toutes ces composantes. Il ne s’agit pas de néofascisme, mais d’un autre champ de réflexion. Ces nouvelles idéologies vont lui permettre de recréer une force importante au niveau européen et asiatique. Je ne suis pas sûr que ce soit précisément son objectif, mais il s’agit bien d’une question posée.
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Anna Garmash
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Je reviens sur la question de l’adhésion à l’OTAN des pays Baltes et autres pays de l’Est qui étaient dans la sphère d’influence russe. On observe aussi cette volonté-là en Ukraine. Il est clair que la Russie en montrant des cartes avec la position des bases de l’OTAN qui encerclent le pays présente cette situation comme étant menaçante. Les autorités soulignent un certain isolement de la Russie et une volonté de la part des Occidentaux de la contenir. Toutefois, au vu des interventions comme celle actuelle en Ukraine, ou en Géorgie et en Transnistrie, les pays environnants, qui font partie de la zone d’influence russe, ont la volonté de se protéger de ce type de conflits. Cette volonté reçoit un soutien populaire dans les pays Baltes et dans les autres pays.
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Jusque récemment, l’opinion publique en Ukraine était assez défavorable à une entrée dans l’OTAN, en raison de la proximité avec la Russie et de ses racines historiques. Aujourd’hui, l’opinion publique évolue très rapidement sur cette question. L’objectif n’est pas d’attaquer la Russie d’une quelconque façon, comme c’est présenté et perçu en Russie. L’objectif est au contraire de se protéger et de peut-être éviter un conflit tel que l’Ukraine le vit aujourd’hui.
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« La chute de l’Union soviétique puis l’état dramatique dans lequel a été plongé la Russie par la suite ont été perçus comme une humiliation. »
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La réponse à mettre en œuvre face à la politique russe s’avère très compliquée. Un mot revient très souvent : humiliation. La chute de l’Union soviétique puis l’état dramatique dans lequel a été plongé la Russie par la suite ont été perçus comme une humiliation. Ce pays avait auparavant la conscience d’être l’une des superpuissances pendant des décennies et même une grande puissance pendant des siècles. A cette époque, le pays s’est retrouvé à genoux. C’est en tout cas, de cette manière que la situation a été perçue. Malgré les fonds versés pour aider l’économie russe à se relever, les Russes ont perçu cette humiliation. Ce sentiment rend la situation extrêmement délicate.
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Je partage l’avis selon lequel la Russie a posé des questions qui n’ont pas obtenu de réponses. Il est difficile tout à la fois de répondre de façon ferme, mais aussi de ne pas les isoler. Je n’ai pas forcément de réponse très concrète à donner. Mais il faut respecter ces deux aspects. Il faut répondre de manière ferme car la Russie va de plus en plus loin tant qu’elle ne rencontre pas de réaction véritablement ferme. Les moyens qu’utilisent la Russie relèvent de la force. C’est le seul langage actuellement compris par la Russie et qui peut faire stopper l’ingérence russe. Il faut trouver le bon équilibre : être suffisamment ferme pour arrêter la progression, et éviter l’isolement total car cela ne peut qu’accentuer cet esprit revanchiste.
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Alexis Prokopiev
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« De manière générale, je suis d’accord qu’il est important de poser des questions de géopolitique, de défense, de politique internationale, mais il ne faut pas oublier la volonté des personnes. »
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De manière générale, je suis d’accord qu’il est important de poser des questions de géopolitique, de défense, de politique internationale, mais il ne faut pas oublier un point important qui est la volonté des personnes. Les médias occidentaux ont souvent tendance à ouvrir de grands débats sur la géopolitique, sur les puissances en présence. Il ne faut pas oublier que des centaines et des milliers d’Ukrainiens sont sortis dans la rue pendant plusieurs mois dans le froid pour pouvoir changer les choses. Ce n’est pas la CIA, le Pentagone ou l’Union européenne qui les ont fait sortir dans la rue. Il faut se rappeler aussi que des dizaines de milliers de Russes sont sortis dans le froid à la fin 2011-début 2012.
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Les erreurs de l’Union européenne ont été nombreuses. J’aime beaucoup en citer une en particulier. En 2005, après la révolution orange, l’Ukraine choisit démocratiquement un chemin étonnant, ou plutôt différent. Elle se tourne vers l’Union européenne. L’Ukraine abolit les visas pour les citoyens européens et demande à l’Union européenne un geste. L’UE n’a rien répondu. Je pense qu’il s’agit là d’une erreur fondamentale. Une des explications du retour de Ianoukovitch au pouvoir vient de la déception des Ukrainiens qui ont cherché à s’ouvrir vers la démocratie et qui n’ont pas reçu de signes positifs de la part de l’Union européenne.
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Les origines du régime de Poutine se trouvent dans la période Eltsine. Ce dernier est sorti du chemin démocratique lors des falsifications électorales au moment de sa réélection en 1996. Ainsi, toutes les élections depuis 1996, dont celles qui ont mené Poutine au pouvoir la première fois, ont été falsifiées. Les experts constatent tout de même que la plus grande falsification a eu lieu en décembre 2011. En réalité, Russie Unie crédité de 49 % des voix, ce qui constitue en soi un échec pour ce parti, a obtenu 22-23 %.
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Le discours nationaliste de Poutine a subi des inflexions depuis son arrivée au pouvoir. Quand il est arrivé au pouvoir, il parlait de la reconstruction nationale. Ce discours était basé sur un pacte non écrit avec la population russe : une amélioration de la situation économique et sociale en échange d’un recul sur les libertés et les droits, recul qui avait déjà commencé à la fin de la période Eltsine. Je pense que ce pacte s’est essoufflé en 2010-2011 avec les difficultés économiques d’un côté et les aspirations démocratiques de l’autre. Des Russes ont commencé à s’engager, à investir Internet. Ils se demandaient : « Pourquoi sommes nous obligés de payer pour se faire soigner ? Pourquoi un flic peut nous arrêter dans la rue et nous demander de l’argent ? Pourquoi un homme d’affaires peut éliminer un concurrent à cause d’une justice complètement corrompue ? » La réponse à ces questions apportée par les autorités russes n’est pas la reconstruction nationale, mais le repli national avec l’exaspération de l’image de l’ennemi.
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« L’information objective est à l’appréciation de chacun d’entre nous. La question est de savoir si l’information est plurielle. »
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L’information objective est à l’appréciation de chacun d’entre nous. La question est de savoir si l’information est plurielle. Je constate que sur les trois premières chaînes russes, deux positions sont présentées : la position officielle du Kremlin est présenté 90 % du temps, le reste du temps est consacré à la position de Vladimir Jirinovski qui adopte une posture encore plus radicale. Ce dernier déclare qu’il faut bombarder Kiev, Paris et Berlin pour en finir. Les télévisions françaises et européennes présentent beaucoup plus de positions. A la suite d’une émission intéressante sur l’Ukraine à une heure de grande écoute sur France 2, un seul invité participait à un débat et il présentait la position du Kremlin. Je pense donc que l’information en France est plurielle. Cette pluralité est, en revanche, vraiment absente en Russie.
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Russie-Libertés agit dans le domaine des droits humains. Ce n’est pas notre rôle de définir une position pour l’Union européenne dans cette affaire. Notre position officielle est la suivante : la solution n’est pas militaire, elle ne peut être que politique. La solution ne peut être débattue seulement entre Russie et Ukraine, mais doit inviter les autres acteurs internationaux. Nous nous prononçons pour un libre accès de l’aide humanitaire sur les zones de conflit, pour la possibilité de travailler pour les ONG internationales. Il nous apparaît difficile qu’une aide uniquement russe soit apportée aux populations. Je ne crois pas qu’une partie clairement belligérante puisse faire un travail adéquat. Pour nous, il n’y a pas de solution militaire, elle ne peut être que politique.
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Une participante
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Je comprends que l’étau se resserre autour des opposants, qui sont qualifiés de « nationaux traitres ». Je voudrais savoir si ces opposants ou d’autres associations attendent une aide des associations basées en Europe. Je voudrais savoir également si cette aide peut constituer un danger pour eux.
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Pierre Jourdan
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J’ai une question d’ordre sociologique. Quel peut être aujourd’hui le degré de maturité démocratique atteint par la société russe ? Dans cette optique peut-on dresser un bilan du système éducatif russe ? Est ce que les gens ont l’esprit critique ? Comment réagissent-ils face à l’information ?
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Une participante
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Peut-on attendre de l’Europe qu’elle soit plus active ? Nous avons tous été touchés par ces manifestations. J’ai le sentiment que l’Europe ne fait pas grand chose. Est-ce qu’en sous main, elle agit tout de même ?
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Jean Radvanyi
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Je crois qu’on ne peut pas attendre grand chose de l’Europe du fait qu’elle n’existe pas politiquement, et en particulier sur les questions internationales. Il suffit d’observer l’action de Catherine Ashton pour comprendre que l’Europe n’existe pas. Cette situation est normale puisqu’à autant de pays correspond autant de positions sur la crise ukrainienne et sur les rapports à la Russie. Ceci ne signifie que rien ne se passera de ce côté. Les négociations de Berlin sont mal connues. Et c’est bon signe.
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A l’évidence, il n’y a pas d’issue militaire à cette crise. Il faut une issue politique. Mais cette dernière s’avère très compliquée. En effet, beaucoup de questions sont en jeu : elles concernent l’avenir de l’Ukraine, les rapports entre Ukraine et Russie, les différentes populations en Ukraine dont les Russes et russophones, les rapports entre la Russie et l’Union européenne. Tous ces sujets demandent beaucoup de précisions, du temps etc. L’absence de résultat n’est pas forcément un mauvais signe, car cela signifie peut-être que de vraies discussions ont commencé. Je l’espère.
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« S’il se déroule à Donetsk des évènements semblables à ceux de Grozny, c’est-à-dire de grands bombardements, Moscou interviendra. »
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Pour autant, l’information est sortie ce matin d’un bombardement sur le centre de Donetsk avec de nombreux morts. Pour répondre à votre question, on ne peut pas exclure que des évènements très graves arrivant à Donetsk ne force Vladimir Poutine à intervenir. Il en serait obligé devant son opinion publique. S’il se déroule à Donetsk des évènements semblables à ceux de Grozny, c’est-à-dire de grands bombardements, Moscou interviendra. Il ne veut pas intervenir, mais il sera obligé de le faire. J’espère qu’on n’en arrivera pas là. L’Union européenne peut intervenir pour éviter un tel scénario.
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S’agissant de la question sociologique, je pense que le système d’enseignement s’est affaibli, délité, complexifié. Une partie est devenue privée et des étudiants doivent payer leurs études. Toutefois, les Russes demeurent des gens instruits, cultivés, curieux, intéressés. Il ne faut pas sous-estimer ni leur niveau d’information, ni leur niveau critique, y compris dans cette période de vague nationaliste dont profite Poutine. A l’évidence, il y a un danger. Nous sommes tous en contact avec des ONG russes, qui sont en difficultés, comme Mémorial, le Centre Levada. Pour ma part, j’ai interrogé un responsable du Centre Levada au sujet des financements. Il répondait : nous sommes restreints, nous avons des problèmes. Il se demandait s’ils devraient se déclarer comme agent de l’étranger. Toutes ces ONG se trouvent dans une situation extrêmement difficile, sous pression. Les organisations les plus connues obtiennent néanmoins un large soutien.
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Anna Garmash
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« Au début des manifestations à Kiev, les Ukrainiens s’attendaient à un grand soutien de la part de l’Union européenne. Aujourd’hui, l’esprit qui règne au sein de la population est qu’il ne faut s’attendre à rien. »
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Au début des manifestations à Kiev, les Ukrainiens s’attendaient à beaucoup, un grand soutien de la part de l’Union européenne. Très rapidement, la déception a fait place à l’espoir vis-à-vis de l’Union européenne. Aujourd’hui, l’esprit qui règne au sein de la population est qu’il ne faut s’attendre à rien. Lors des manifestations au mois de décembre, Viktor Ianoukovitch a fait une tentative de nettoyer la place Maidan. Cette tentative s’est déroulé précisément au moment de la visite de Catherine Ashton. Or, à ce moment, elle était auprès de Ianoukovicth qui l’assurait qu’il n’y aurait pas d’action pour disperser les manifestants, aucune action violente. Or, une dispersion violente a été ordonnée. En d’autres termes, cet évènement montre bien l’attitude du pouvoir ukrainien vis-à-vis de l’Union européenne. Il ne la prenait pas au sérieux.
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Ceci est révélateur aussi de l’attitude actuelle du Kremlin vis-à-vis de l’UE. Le Kremlin ne considère pas aujourd’hui l’Union européenne comme une entité. Cette dernière possède en soi le potentiel de créer un véritable équilibre par la puissance économique, par sa population. Mais la Russie traite avec les différents pays séparément. Les autorités russes n’ont pas tort puisque l’Europe politique n’existe pas.
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Cette attitude s’accorde avec la politique du Kremlin de soutien des partis d’extrême droite en Europe. Effectivement, on observe une résurgence du nationalisme un peu partout. Néanmoins, il faut prendre en compte aussi la politique de soutien du Kremlin. Plus ces mouvements nationalistes en Europe montent en puissance, moins l’Europe politique a de chances de se construire puisqu’ils promeuvent une isolation de chaque pays. En conséquence, les pays isolés se pensent plus faibles face à la Russie que ne pourrait l’être l’Union européenne dans son ensemble.
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Cette situation est d’autant plus vraie du point de vue énergétique. Si on considérait le marché de l’énergie comme une entité, l’Union européenne aurait pu jouer un rôle plus important. Car effectivement, les Russes détiennent le gaz. Mais les Européens détiennent l’argent et achètent ce gaz.
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Alexis Prokopiev
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« Le régime russe craint l’émergence d’une Europe politique unie. Le soutien affiché aux différents partis nationalistes européens va dans ce sens. »
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Il me paraît incroyable que l’Union européenne ne se rende pas compte aujourd’hui de sa force potentielle, potentielle mais non pas réelle. Comme vient de le souligner Anna Garmash, le régime russe craint l’émergence d’une Europe politique unie. Le soutien affiché aux différents partis nationalistes européens va dans ce sens. Aujourd’hui, le Kremlin veut à tout prix empêcher toute montée en puissance d’une Europe unie, plus fédérale, se dotant éventuellement d’une armée commune. Pour Poutine, ce serait un échec absolu.
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Par ailleurs, Poutine craint aussi que les politiques d’efficacité énergétique, le développement des énergies renouvelables soient mis en place en Europe. Une telle situation rendrait l’Union européenne moins dépendante des hydrocarbures russes.
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La question des sanctions européennes et de l’embargo russe sur les produits agro-alimentaires européens a été à peine effleurée. Pour l’instant, la Russie vient de débloquer une aide de 13 milliards d’euros à l’agriculture russe. L’embargo sur les produits agro-alimentaires européens coûtent donc 13 milliards d’euros. Pour l’Union européenne, le coût est actuellement estimé à 150 millions d’euros. L’impact s’avère donc bien différent. Sur Twitter, beaucoup de Russes tweetent des photos de supermarchés vides. La population se montre donc un peu mécontente. Cet exemple montre que l’Union européenne devrait se rendre compte de sa puissance potentielle.
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S’agissant de l’éducation, je me montre un peu plus catastrophiste que Jean Radvanyi. Pour ma part, je constate une dégradation très rapide, notamment dans l’enseignement supérieur, mais aussi dans l’enseignement scolaire. Le dernier débat en date porte sur les manuels scolaires. Se met en place une nouvelle révision des manuels scolaires, notamment ceux d’histoire. Le pouvoir manifeste la volonté de refaire l’histoire, de recréer une nouvelle histoire officielle. Le niveau d’éducation reste très élevé, mais il se dégrade très rapidement. Certains professeurs à l’université témoignent d’une situation difficile, accompagnée d’une montée de la corruption.
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Concernant le travail des ONG russes, on observe des pressions énormes. Des ONG mettent la clé sous la porte. Des militants d’ONG sont emprisonnés. L’opposant Serguey Oudaltsov a reçu une peine de 4 ans de prison. L’opposant Alexey Navalnyi est assigné à résidence. L’écologiste russe Evguenyi Vitishko se trouve actuellement en camp en Sibérie. Tout ceci témoigne de la pression des autorités. Toutefois, si les Européens veulent manifester leur soutien, ils doivent prendre des précautions. Les mouvements pour les droits humains, pour la démocratie, les partis d’opposition en Russie ne doivent pas avoir pour image d’être créés par l’étranger, même si ce n’est pas le cas.
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Comment les aider ? Premièrement, je pense qu’on peut les aider en relayant l’information. Deuxièmement, nous avons constaté que les pétitions ont parfois des résultats. Par exemple, une pétition a été lancée sur Avaaz pour soutenir Evguenyi Vitishko. Le fait de relayer ces pétitions s’avère très important. Dans certains cas, les ambassadeurs étrangers ont demandé de rencontrer des opposants politiques ou des militants d’ONG emprisonnés. Ils ont réussi par la suite à les sortir de prison. Troisièmement, on peut développer l’aide aux réfugiés politiques. Il y a deux semaines, j’ai rencontré en Lituanie un des participants des évènements du 6 mai 2012. Il a réussi à obtenir l’asile politique en Lituanie. Il n’aurait jamais réussi à l’obtenir sans l’aide logistique, sans l’hébergement par les ONG locales, et les contacts qu’elles fournissent. En France, des personnes demandent l’asile politique également. A l’évidence, il faut se mobiliser sur tous ces fronts : l’aide aux militants sur place, qui font face à des difficultés et se retrouvent parfois en prison, et l’aide aux militants qui demandent l’asile politique en Europe.
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Pour finir, un des membres de Russie-Libertés, Nikolay Kobliakov a été arrêté récemment en Bulgarie. Il a donc été arrêté sur le territoire européen, en fonction d’une demande d’extradition venant de la Fédération de Russie. Par des moyens médiatiques, diplomatiques, grâce à certaines personnes du MAE en France et à Sofia, nous avons réussi à éviter son extradition dans les heures qui ont suivi son arrestation. Aujourd’hui, il est assigné en Bulgarie. Une pétition circule sur internet et a déjà reçu plus de 20 000 signatures. Je vous invite vivement à la signer et à faire circuler l’information afin que notre ami, Nikolay, ne soit pas extrader vers la Russie où il risque un procès inéquitable et une peine de prison pour des faits imaginaires. Nous espérons l’accueillir bientôt en France puisqu’il est un citoyen français.
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1Le Centre analytique Levada (Centre Levada) est une organisation indépendante russe non-gouvernementale de recherches sociologiques et de sondages. Elle tire son nom de Iouri Levada (1930-2006), le premier professeur russe de la sociologie. Le centre est issu du VTsIOM (le Centre panrusse d’étude de l’opinion publique) fondé en 1987 par l’académicienne Tatiana Zaslavskaïa. Elle est aujourd’hui présidente d’honneur du centre, dirigé par Lev Goudkov. Le Centre Levada fournit de nos jours les sondages d’opinion les plus fiables : http://www.levada.ru/eng/