Ce texte s’inspire largement de l’argumentaire appuyant les amendements prévus par le groupe Écologiste du Sénat, comme du travail complémentaire de Christine Surdon. portant sur le projet de loi discutée au Sénat à propos de l’APD.
Le Développement, quel développement ?
Si l’on est obligé d’employer la nomenclature des textes institutionnels, il nous faudrait cependant initier une dénomination autre que « développement ». Sans caractérisation, elle se prête à toutes les interprétations, mais surtout, implicitement, elle se réfère aux « pays développés » et par la même à leur contraire « sous développés », à la connotation éminemment péjorative. Cette hiérarchisation, même si elle est moins marquée, est sous entendue dans la catégorie géographique « PED : Pays en Développement ». Mais elle s’accentue avec le terrible acronyme, « PMA : Pays les Moins Avancés », toujours aussi flou mais encore plus dévalorisant.
Ces appellations si peu scientifiques et qui dominent pourtant encore le vocabulaire géographique et les textes officiels, construisent une vision du monde qu’intériorise chacun-e. Elles font du « développement » une valeur en soi, quelque soit ce qui est « développé », même s’il est fort critiquable ( souvenons nous de René Dumont parlant de « mal développement »). De plus, elle entérine la supériorité des uns et l’infériorité des autres pour lesquels elle est donné comme modèle à atteindre. EELV, justement, défend un autre « modèle de développement » que l’existant : productiviste, consumériste, prédateur, destructeur, majoritairement au service non de l’humanité mais de la finance.
Ces dénominations tendent aussi à enfermer ces pays dans ces catégories, qui deviennent alors comme leur identité. Cela évite alors d’interroger les raisons de cette situation et de cette hiérarchisation.
C’est justement en partie ce que l’on retrouve dans ce projet de loi : beaucoup d’imprécisions et une argumentation qui s’appuie sur des postulats contestables.
Pauvreté, inégalités, biens publics mondiaux :
Les objectifs proclamés sont bien évidemment de « lutter plus efficacement contre la pauvreté les inégalités, et de mieux protéger les biens publics mondiaux que sont la santé, l’éducation, le climat, et la biodiversité, entre autres » comme l’avait annoncé E. Macron en Décembre 2020.
On ne sait trop ce que sont ces « biens publics mondiaux » ? Et ce n’est pas l’inventaire qui les évoque qui peut nous éclairer. La santé ou l’éducation seraient des biens publics, soit, mais que dire lorsqu’elles sont « privées », car gérées, ce qui est souvent le cas, par des entreprises à but lucratif ?
Bien sûr, on sait que ce sont les pays les plus au sud et les plus pauvres qui vont subir et subissent déjà les plus graves conséquences du réchauffement climatique et dont la biodiversité est la plus menacée. Mais quelles « aides » peut-on proposer si l’on n’a pas auparavant identifier ce qui en est à l’origine ?
Ce n’est sans doute pas un hasard si ce texte privilégie dans sa version actuelle « l’adaptation » plutôt que « l’atténuation » (Loi Canfin 2014) . En effet,pour ce précédent objectif, il est nécessaire de remonter aux causes du réchauffement climatiques afin d’en diminuer les effets. Au contraire, pour s’adapter, cela n’est plus obligatoire, on tente simplement de modifier certains paramètres pour les rendre moins dramatiques.
Cette absence de causalité et donc de responsabilités est l’une des caractéristiques de ce texte.
Dès le préambule, est évoquée « une détérioration de la nature et une apparition concomitante des zoonoses ». Ce refus d’établir un lien causal est significatif. Au cas contraire, il obligerait à détricoter toute la chaine des spécificités de l’ économie mondialisée qui a abouti à l’épidémie de Covid 19. C’est pourtant ainsi qu’ont procédé des scientifiques de toutes disciplines soulignant les responsabilités de l’urbanisation à outrance, de la déforestation, des destructions de réserves animalières, de la standardisation des cultures, de l’agriculture industrielle comme de l’élevage intensif, de la multiplication du commerce et de transports exponentiels dont la nécessité est uniquement financière)…
Il est certes affirmé qu’il faut «traiter les causes profondes des crises et des fragilités» , mais ce n’est suivi d’aucune analyse. D’ailleurs quelles sont ces « fragilités », répétées à plusieurs reprises dans le texte sans jamais être définies ? Cette métaphore trop usitée, loin d’analyser la situation économique ou sociale d’un pays, évoque des faiblesses physiques ou morales, originelles, fatalités quasi « naturelles», auxquelles on ne peut donc remédier.
Du coup, ces « fragilités » sont devenues une donnée dont il n’est pas besoin de rechercher les causes. Pire, ce sont-elles qui sont responsables de toute une série de problèmes : « La persistance de fragilités peut déboucher sur des crises politiques, sociales et économiques majeures, affecter durablement le développement et la stabilité de nombreux pays en développement et être à l’origine de crises humanitaires.»
Ces crises résulteraient donc d’une situation de départ, géographique, climatique… rendant problématique leurs résolutions. L’un des stéréotypes dont sont affublés ces pays n’est-il pas leur « pauvreté » ? alors, qu’au contraire, ils regorgent de ressources. Quant à l’instabilité, qui évoque sans doute la multiplication des combats menés majoritairement par des djihadistes, elle est analysée fort différemment par beaucoup de spécialistes de la région rejoint par le PNUD lui même.
« Les travaux du PNUD sur les causes du djihad mettent en avant …un sentiment d’injustice et une menace ressentie face à …la sécurité intérieures ou extérieures, enfin un désir d’ascension économique : avoir une voiture, une arme… et seulement en dernier le motif religieux. »
Il devient difficile alors qu’une aide, aussi consistante soit-elle financièrement , ait un quelconque effet puisqu’elle évite soigneusement de réfléchir aux causes et aux responsabilités.
Ce projet de loi veut instaurer une cohérence entre toutes les politiques de l’ADP
Première incohérence : 19 pays sont classés prioritaires par la France, tous africains sauf Haïti.
Pourtant dans le classement des 20 premiers bénéficiaires des dons bilatéraux ou multilatéraux, ils ne sont que 5 représentés, encore ne sont-ils pas dans les mieux lotis.
Selon l’OCDE, l’effort des donateurs bilatéraux a atteint un niveau historique l’an dernier ( en 2020) mais il ne profite pas au continent africain qui fait figure de laissé-pour-compte. Comme le souligne Christine Surdon, dans les premiers de la liste, on trouve étonnamment l‘inde, la Chine, la Turquie et d’autres de la même catégorie. D’où l’interrogation des rapporteurs spéciaux de la Cour des Comptes sur la stratégie de l‘Aide Publique au Développement française à destination des « très grands émergents ». Difficile de ne pas penser que ces aides servent des intérêts bien compris, diplomatiques, économiques, commerciaux.
Deuxième incohérence : de quelle aide s’agit-il ?
Autre rappel : il existe différents types d’aides et il est important d’ en analyser modalités et effets.
Tout d’abord, certaines consistent en prêts, donc, remboursables… En 10 ans, leur pourcentage a d’ailleurs augmenté : « La part des prêts dans l’aide publique bilatérale de la France est passée de 9 % en 2009 à 26 % en 2018 contre 7 % en moyenne chez les donateurs du CAD de l’OCDE ».
Ainsi, les pays les plus endettés ne peuvent honorer les remboursements, d’autant moins aujourd’hui avec la crise sanitaire aux conséquences économico-social mondiales qui les touchent particulièrement. En effet, ils dépendent du commerce mondial pour leurs exportations comme pour leurs importations. Mais, on le sait, leur intégration au marché mondial est demeurée post coloniale. Elle repose principalement sur des matières premières, agricoles ou minières, au commerce dominé par des multinationales comme leurs importations dont ils dépendent fortement.
On se souvient du drame des céréales,que les spéculations boursières avaient rendu inaccessibles, provoquant des émeutes de la faim dans nombre de pays, en partie à l’origine des « printemps arabes ». Aujourd’hui, malnutritions et famines menacent dans les pays les plus pauvres, sans que le mot ne soit présent dans le projet de loi, et alors que,de nouveau, le cap d’un milliard d’habitant-es souffrant de la faim pourrait être atteint.
L’annulation de la dette est donc une nécessité demandée par nombre d’ONG et par EELV. Mais lorsqu’elle est envisagée, ce n’est qu’intégrée à l’APD, qu’elle diminuerait alors d’autant.
Si on ajoute que ces prêts sont parfois (souvent?) conditionnés à des contrats signés avec des entreprises françaises, on perçoit d’autant mieux leurs limites.
3ème incohérence : La lutte contre le réchauffement climatique est intégrée à ce projet de loi alors qu’un Fonds Vert spécifique avait été prévu lors de la Cop 21 pour les pays en subissant les conséquences sans en être à l’origine. Si l’on est, aujourd’hui, loin d’atteindre l’objectif d’un financement de 100 milliards de dollars/an dès 2020 pour ce Fonds, ce n’est pas à l’APD d’y remédier. Là encore, ce sont moins de moyens consacrés à d’autres domaines qui,eux, ne sont pas pris en charge par la communauté internationale.
ll faut ici rappeler la définition de l’APD par l’OCDE en 2018 : « elle ne doit pas concerner le domaine militaire ni de maintien de la paix, ni des objectifs strictement commerciaux ».
4ème incohérence : la comptabilisation des frais d’accueil et de santé des migrant.e.s et réfugié.e.s qui relève des obligations de la France au regard du droit international.
Même dérive en matière migratoire : la bonne gouvernance est devenue une des « conditionnalités » à l’octroi de l’aide au développement ! Pour s’attaquer aux » causes profondes de la migration irrégulière…en Afrique » un Fonds Fiduciaire d’Urgence de 1,8 milliard € a été créé, … en soutien au Sahel et au bassin du lac Tchad. Drôle de réponse, dénonce Oxfam: « la plupart des projets visent … des mesures de confinement et de contrôle des migrations (55% du budget alloué ), … la sensibilisation aux dangers de la migration irrégulière (4%), …des réformes… pour les retours (25%) et l’identification des ressortissants (13%)»
Bénéficiaire collatéral de cette « aide » : le géant de l’armement français Thalès, fournisseur reconnu de matériel militaire et de sécurité des frontières dont les systèmes biométriques.
Enfin, comment ne pas souligner que ces pays prioritaires sont presque tous d’anciennes colonies françaises, qui, 60 ans après l’indépendance, sont toujours des PMA. Les « aides » dont se félicite la France, n’ont guère servi d’antidote à la politique du FMI les obligeant à des « ajustements structurels » destructeurs, les livrant à une « économie de marché » à la concurrence déloyale.
Il faut alors s’interroger sur la portée de ces mesures qui n’ont pas réussi à rendre ces pays « émergents » (sans commenter ce vocabulaire, très suggestif, leur déniant toute mobilité).
Il devient difficile alors qu’une aide, aussi consistante soit-elle financièrement , ait un quelconque effet puisqu’elle évite soigneusement de réfléchir aux causes et aux responsabilités.
Le projet d’APD de 2021 affirme s’inscrire dans un contexte d’urgence : « En 2030, si les tendances actuelles se poursuivent, les zones de fragilités et de crises, en particulier en Afrique subsaharienne, concentreront 80 % de l’extrême pauvreté dans le monde ».
Mais comment l’empêcher vu l’inventaire à la Prévert qui énumère les difficultés des pays sahéliens : « où convergent tous les défis contemporains, d’ordre social, économique, démographique, climatique, d’urbanisation accélérée, politique et sécuritaire et qui sont affectés de manière disproportionnée par les conséquences de la crise sanitaire liée à la covid-19 …»
Parler de « défis contemporains », auxquels les pays dits développés seraient donc eux aussi confrontés, occulte les énormes différences de situations, totalement asymétriques.
Comment parler d’« interdépendance » entre pays, comme le fait ce projet, sous entendant une relation de dépendance de même niveau, alors qu’il s’agit de rapports inégaux entre pays dominés et dominants?
Comment affirmer lutter contre la pauvreté quand des pays comme le Niger, producteur de l’uranium achetée par Areva pendant 40 ans, est bon dernier au classement mondial de l’IDH ?
Quand le Tchad, pays pétrolier, meilleur allié de la France dans l’opération Barkhane, est 187ème/189.
Comment projeter d’ atténuer le réchauffement climatique si des multinationales d’origine françaises comme Orano ou Total ont des activités extractivistes dont on connait la nocivité pour le climat ?
- Si les financements publics français en faveur des projets d’énergies fossiles à l’étranger ont bondi de 87% pendant la période 2017-2019 par rapport à 2014-2016, «surtout à cause d’un soutien accru à la production de pétrole et de gaz à travers diverses mesures dont fiscales ou du soutien et garant de la BPI France », souligne le Réseau d’Action Climat (RAC) ?
- Si des banques françaises ont augmenté en 2020 leurs investissements dans ces mêmes énergies fossiles ?
Comment se déclarer pour la petite paysannerie familiale et la souveraineté alimentaire si la politique agricole française favorise une agriculture d’exportation ? Et pas seulement dans le cadre de l’union européenneoù les Accord de Partenariat Économique (APE) les obligent à ouvrir leurs marchés aux produits européens, tout en leur en fermant l’accès sous divers prétextes (par exemple, absence de certification sanitaire ou écologique…).
Comment proclamer la défense de la biodiversité quand des groupes comme celui de Vincent Bolloré (Socfrin) déforeste pour planter des palmiers au Cameroun, Nigeria Cote d’ivoire ? Et que l’AFD a financé un temps ce type de plantations ? Que le commerce inégal a entériné une Division Internationale du travail profondément inégalitaire, héritée des économies coloniales et post- coloniales ?
Comment dire qu’on lutte contre les inégalités et pour la démocratie et els droits humains quand on soutient depuis des décennies des dictateurs corrompus qui se maintiennent au pouvoir grâce à des élections frauduleuses, une répression meurtrière en captant les richesses du pays avec la complicité des entreprises et des gouvernements français successifs
Quand on mène depuis des années, au Sahel, une stratégie privilégiant le militaire, rajoutant avec l’opération Barkhane la guerre à la misère, une guerre vouée à l’échec mais qui s’étend aujourd’hui à toute la région.
Ou que l’on se targue de défendre la santé alors que la France s’oppose, au contraire d’autres pays, dans le cadre de l’OMC, à la suspension des brevets sur les vaccins contre le Covid 19, possibilité qui existe pourtant et a été appliquée pour le sida ou Ebola ?
Conclusion : une autre politique gouvernementale est indispensable
Les aides prévues dans le projet de loi, les moyens attribués ne peuvent sortir de la pauvreté, des inégalités, de la faim, des pays qui subissent une mondialisation injuste et criminelle et les conséquences d’un système économique prédateur.
Elles peuvent tout au plus éviter des catastrophes humanitaires, sans rien résoudre puisqu’elles évitent soigneusement de pointer les questions de fond et les responsabilités des pays dits développés1.
Seules des propositions globales, s’attaquant aux racines des problèmes, élaborées
démocratiquement avec les populations concernées .
Pourtant , si l’on considère le calendrier politique du gouvernement, on peut se demander si cette loi
n’est pas liée aux deux sommet franco-africain prévus cette année. Le premier qui va réunir les
chefs d’État, milieu Mai, aura pour objet finances et commerce. Le second rassemblera sociétés
civiles et ONG.
Peut être constitue-t-elle une réponse aux critiques de plus en plus fortes émises par des experts, des
politiques de toute obédience et même des militaires pour l’opération Barkhane ?
On peut d’ailleurs s’attendre à ce que ces deux moments soient l’occasion pour le président
E.Macron de répéter « vouloir changer de méthode ».
Pour preuve, sa condamnation du fait colonial, déclaré « Crime contre l’Humanité » ou l’affichage
d’innovations de l’Aide Publique au Développement, tel le soutien à la « Grande Muraille Verte »
contre la désertification sahélienne.
Innovations proclamées alors que ce texte comprend peu de réelles nouveautés: l’association des
sociétés civiles, d’ONG à l’élaboration des projets existait déjà sur le papier, les promesses
d’augmentation de la part du RNB qui leur est consacré ou l’annonce réitérée d’une annulation de la
dette sont de véritables serpents de mer, comme la transparence et l’évaluation régulière des
financements et de leurs effets.
Sans moyens, sans chiffrages, ce sont surtout des effets d’annonce qui risquent de correspondre à la
célèbre citation « Tout changer pour que rien ne change ».
Françoise Alamartine, Commission Transnationale d’EELV