Israël-Palestine : voyage au « pays du droit »
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L’année 2024 s’est ouverte sur l’incapacité de la communauté internationale à faire cesser les massacres de civils qui ont lieu actuellement en Israël/Palestine. Pour contribuer à changer la donne de toute urgence, la France pourrait refonder son action diplomatique autour de l’application effective du droit international humanitaire, en visant à terme son extension au domaine de l’environnement.

L’année 2024 qui commence est, sur le plan des relations internationales, porteuse de graves dangers :
– la guerre en Ukraine se poursuit et l’agresseur russe, porté par un Etat mafieux et nucléarisé qui s’est mis en ordre d’économie de guerre, semble reprendre l’avantage ;
– la guerre à Gaza fait rage, c’est une guerre de vengeance et de destruction qui répond au massacre d’environ 800 civils le 7 octobre par le massacre de plus de 30 000 civils et au moins 7 000 disparus (à ce jour) avec l’intention de « réduire la population de Gaza à son minimum » (Benyamin Netanyahou) ;

– les Etats-Unis, qui restent à ce jour les garants de la sécurité européenne face à l’agression russe, risquent fort de rebasculer d’ici un an dans une présidence Trump II absolument imprévisible sauf en matière de complaisance à l’égard des fauteurs de guerre russes ou israéliens ;
– l’action internationale face à la crise écosystémique mondiale reste très faible, comme en témoignent le sur-place en matière d’émissions de GES adoubé par la COP28 de Dubaï et l’attribution de la COP29 à l’Azerbaïdjan, grand producteur de pétrole, auteur récemment du nettoyage ethnique de plus de 100 000 Arménien·ne·s et d’intenses campagnes de désinformation en ligne contre la France.

Tisser des alliances pour peser dans les institutions multilatérales

Face à ces défis inédits et graves, l’année 2023 a marqué, pour la France, un basculement : son expulsion de Centrafrique (depuis 2018) suivie par son éviction à peu près totale du Sahel après les coups d’Etat au Mali (2020), Burkina Faso (2022) et Niger (2023), fait qu’elle ne contrôle presque plus rien de la situation militaire et diplomatique en Afrique francophone, à part peut-être au Tchad et en Côte d’Ivoire où elle continue de soutenir des régimes très ou relativement autoritaires.

La France a perdu son rôle de puissance mondiale, qui ne tient plus que par un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU et quelques ogives nucléaires dont la moitié est portée par seulement 4 sous-marins. La France, en termes de puissance diplomatique et militaire, est nue, et sa capacité à influer sur les affaires du monde (lesquelles impactent assez largement ses affaires internes) tient plus que jamais sur sa capacité à tisser des alliances pour peser dans les institutions multilatérales.

Deux d’entre elles, déjà existantes, sont structurantes :

– l’OTAN, nom pudique du parapluie militaire des Etats-Unis en échange d’un soutien diplomatique à ce pays, semble à ce jour indispensable pour la sécurité de l’Europe face à la Russie, mais elle est fragilisée par l’incertitude de son avenir face à un éventuel retour de Donald Trump;

– l’Union européenne, alliance politique fondée sur un socle économique libéral avec un certain nombre de garanties sociales, réunissant des Etats de droit toujours à consolider, est en voie d’extension sur son flanc est (Ukraine et Moldavie). L’UE est la région du monde qui baisse le plus ses émissions de GES, même si un tiers de ses émissions sont externalisées par des importations de biens en provenance d’Asie.Elle a aussi voté, non sans mal grâce à d’âpres combats citoyens, un droit environnemental des plus avancés. Même si cela demeure bien insuffisant pour des écologistes français de gauche, au milieu du chaos de la mondialisation, de la crise climatique, de la montée des inégalités et des régimes autoritaires, l’UE reste attractive dans le monde en tant que puissance juridique, démocratique, sociale, environnementale.

Le droit international humanitaire, ce trésor censé protéger les plus faibles


Mais cette puissance juridique est également fragilisée. Fragilisée par l’activisme russe qui fait tout pour la diviser et la corrompre en usant de son influence sur les politiciens occidentaux (Gerhard Schröder, François Fillon…), les partis d’extrême-droite de plus en plus populaires, les pays autoritaires (Hongrie), les petits Etats moins consolidés (Chypre, Malte, Slovaquie…), les pays candidats (Serbie.). Fragilisée par ses multinationales responsables du dérèglement climatique, des destructions environnementales, agricoles, et de populations du Sud ayant perdu leur souveraineté alimentaire. Fragilisée par les paradis fiscaux (Monaco, Luxembourg…) véritable contradiction interne à l’ordre juridique européen qui favorise la délinquance financière voire le crime organisé et mine les capacités des Etats. Fragilisée enfin par sa propre incohérence à l’égard du droit international humanitaire.

Dans un monde en plein basculement géopolitique et perclus de conflits, le droit international humanitaire, ce trésor censé protéger les plus faibles (blessés de guerre, prisonniers, civils, peuples sans défense…), s’est constitué progressivement en réponse aux horreurs constatées depuis l’industrialisation de la guerre au milieu du XIXe siècle.

Mais il est en train de se défaire car les pays les plus puissants, qui sont censés le garantir, s’en affranchissent : Etats-Unis (crimes de guerre massifs au Vietnam puis en Iraq), France (complicité ou tout du moins tolérance du génocide des Tutsi du Rwanda), Chine (génocide des Ouïghours), Russie (agression et crimes de guerre voire contre l’humanité en Ukraine).

Pourtant, dans la foulée des deux tribunaux onusiens créés dans les années 1990 pour statuer spécifiquement sur les horreurs commises en ex-Yougoslavie et au Rwanda, la communauté internationale s’est dotée d’un outil censé prévenir et sanctionner les violations graves du droit international humanitaire : la Cour pénale internationale (CPI). Celle-ci rassemble aujourd’hui 124 Etats principalement situés en Europe, Afrique et Amérique latine (N.B. : les Etats-Unis et la Russie ont signé le statut fondateur de la CPI mais ne l’ont pas ratifié, la Chine et l’Inde ne l’ont pas signé). Les Etats parties qui abondent le plus le budget de la CPI (Japon, Allemagne, Royaume-Uni, France, Italie…) disposent d’une forte influence à son Assemblée des Etats parties, qui en définit les grandes orientations.

Or, la CPI fonctionne mal. Paralysée par des enjeux géopolitiques comme par son obligation de coopération avec différentes justices nationales, elle n’a, depuis son démarrage en 2003, condamné que 5 chefs miliciens africains sans grande envergure. Ainsi n’est-elle pas parvenue, depuis 2003, à inquiéter l’ancien président soudanais Omar el-Béchir pour ses responsabilités dans le génocide au Darfour, ni les responsables de la junte birmane dans les massacres et la déportation de la minorité Rohingya au Bangladesh depuis 2016, pour ne citer que deux de ses enquêtes majeures. Pourtant le 17 mars 2023, treize mois après le début de l’agression russe généralisée en Ukraine, la CPI est sortie de sa paralysie en publiant un mandat d’arrêt à l’encontre de Vladimir Poutine et de sa commissaire aux droits de l’enfant pour le crime de guerre de déportation d’enfants ukrainiens en Russie. Le 5 mars 2024, elle a émis deux nouveaux mandats arrêts contre des officiers russes ayant probablement ordonné la destruction de cibles civiles en Ukraine.

Concrètement, cela veut dire que Vladimir Poutine et ses subalternes ne peuvent plus se rendre dans aucun des 124 pays qui ont ratifié la CPI (dont le Tadjikistan, l’Arménie, l’Afrique du Sud, le Brésil, la totalité de l’Europe occidentale y compris les pays neutres…) sans risquer de se faire arrêter et renvoyer devant la Cour située à La Haye. Cela n’arrête pas la guerre en Ukraine, mais cela ralentit l’activité diplomatique de l’agresseur, Vladimir Poutine ayant dû annuler sa participation physique à un sommet des BRICS qui s’est tenu en Afrique du Sud en août 2023.

Crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide en Israël-Palestine

En mars 2021, la CPI a ouvert une enquête sur la situation dans les territoires palestiniens
(Gaza, Cisjordanie, Jérusalem-Est) depuis juin 2014. La colonisation est continue en Cisjordanie depuis cette date, et les violences se sont généralisées dans et autour de Gaza depuis le 7 octobre 2023. Pourtant, la communauté internationale a, jusqu’à présent, montré son incapacité à arrêter le carnage en cours tout autant qu’à acheminer « l’aide humanitaire à grande échelle » promise à Gaza par le Conseil de sécurité de l’ONU le 22 décembre dernier. Celle-ci est plus que jamais urgente alors que le blocus quasi-intégral de Gaza par l’armée israélienne provoque une famine ayant déjà tué une quinzaine d’enfants.

Dans ce contexte, quelques constats au regard des articles 6, 7 et 8 du Statut de Rome fondateur de la CPI :

– La colonisation israélienne en Cisjordanie, constante depuis 1967, est largement documentée (plans du gouvernement israélien, rapports et résolutions de l’ONU, rapports d’ONG, médias…). Il s’agit d’un crime de guerre.

– Les massacres et les prises d’otages du 7 octobre par le Hamas et d’autres groupes palestiniens en Israël sont largement documentés. Il s’agit de crimes de guerre, voire de crimes contre l’humanité.

– Dans la bande de Gaza depuis le 7 octobre, la destruction est systématique : bombardements massifs et généralisés, destruction quasi-totale du système sanitaire et du système éducatif, meurtres massifs de personnels onusiens et de journalistes avec leurs familles, meurtres ciblés de défenseurs de droits humains avec leurs familles, destructions d’édifices cultuels, déplacement forcé de la quasi totalité de la population… Les victimes, mortes, disparues et blessées, se comptent à ce jour à au moins 5 % de la population, dont une grande majorité de civils. La famine organisée par le blocus, la concentration extrême de populations déplacées et affaiblies sur une faible partie d’un territoire bombardé, menacent gravement leur santé et font craindre leur disparition. S’y ajoutent les intentions affichées par les principaux responsables politiques et militaires israéliens de « réduire à son minimum » une population gazaouie composée « d’animaux humains » (Yoav Gallant) et de « finir le travail » (B. Netanyahou) à Rafah. L’ensemble de ces faits sont constitutifs du crime de génocide, au sens d’une destruction intentionnelle d’au moins une partie de la population gazaouie.

Toutes ces violations graves des droits humains sont connues, largement documentées, la chaîne de responsabilités politiques et militaires également, il n’est même pas besoin de se rendre sur place pour lancer des mandats d’arrêt. Mais pour l’instant la CPI ne s’y résout pas. Pourtant ce drame, qui défie la dignité humaine, menace aussi gravement la sécurité internationale, au vu de l’escalade des violences en cours en Cisjordanie, au Liban, en Syrie et dans la mer Rouge. Son potentiel d’embrasement et sa charge émotionnelle sont immenses, car il implique un Etat identifié à un peuple victime d’un génocide au XXe siècle, et parce qu’il incarne un des derniers conflits coloniaux de la planète, à la confluence du Nord et du Sud, de l’Asie et de l’Occident.

Ce drame suscite, tout autant que l’agression russe en Ukraine, une condamnation largement partagée de la communauté internationale : à l’Assemblée générale de l’ONU ces deux dernières années, plus de 140 pays ont voté pour l’arrêt de l’agression russe en Ukraine et plus de 150 pays pour un cessez-le feu immédiat à Gaza. Une condamnation partagée sur laquelle on peut se fonder pour tenter d’enrayer cette spirale de violence.

Encourager le travail de la CIJ (responsabilités étatiques)
et de la CPI (responsabilités individuelles)

Sur cette base, la France pourrait prendre l’initiative au sein de l’Assemblée générale des Etats parties de la CPI, pour encourager son Procureur Karim Khan à publier des mandats d’arrêt contre les principaux responsables, israéliens et membres du Hamas, des crimes internationaux mentionnés ci-dessus. Elle pourrait trouver des relais auprès de la Belgique, qui préside le Conseil de l’Union européenne au premier semestre 2024 et qui vient de verser 5 millions d’euros au budget de la CPI pour quintupler les moyens dédiés à l’enquête sur la situation en Palestine. Elle pourrait également trouver des relais auprès de l’Afrique du Sud qui, nourrie de son expérience de combat contre l’apartheid, déploie actuellement une stratégie de lutte juridique non-violente contre les crimes coloniaux israéliens en saisissant tout autant la CPI que la Cour internationale de justice (CIJ, qui règle les litiges entre les nations, également basée à La Haye).

Cette stratégie sud-africaine rappelle la guerre juridique tous azimuts (CPI, CIJ, CEDH, justices nationales, etc.) que l’Ukraine a déployée, grâce au droit international, pour répondre à l’agression militaire russe du 22 février 2022. Et comme cette stratégie juridique ukrainienne, elle a déjà partiellement porté ses fruits : le 26 janvier 2024, la CIJ a estimé qu’il existe un risque de génocide à Gaza et a ordonné à Israël de prévenir et sanctionner toute action visant à encourager ou accomplir ce crime de génocide. A minima, cela signifie, pour tous les Etats signataires de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, dont l’ensemble des Etats de l’Union européenne et les Etats-Unis, de s’abstenir de livrer des armes à Israël, et d’exiger d’Israël et de l’Egypte un acheminent massif de l’aide humanitaire aux Gazaouis.

Si la France décidait d’amplifier l’action de la justice internationale et notamment de la CPI en Israël-Palestine, l’intérêt de son initiative serait multiple :

  • Devant l’échec politique de la communauté internationale à arrêter l’escalade du conflit au Proche-Orient, elle porterait l’action sur le terrain juridique, visant à criminaliser les violences les plus graves commises par les acteurs politiques les plus extrêmes, sans prendre parti pour l’un ou l’autre d’entre eux.
  • Une fois ces acteurs politiques criminalisés par des mandats d’arrêt de la CPI à leur encontre, l’action diplomatique de ces personnes actuellement en responsabilité en Israël ou à la tête du Hamas serait rendue extrêmement difficile. Leur poids politique serait affaibli en interne comme en externe, peut-être seraient-ils même acculés à la démission devant l’échec de leurs politiques violentes. Cela ouvrirait la possibilité à d’autres acteurs politiques moins extrémistes d’émerger, sur lesquels la communauté internationale pourrait s’appuyer pour enfin mettre un terme à la colonisation et sceller de façon non-violente un règlement politique du conflit.
  • Cette action pourrait aisément être relayée par des partis politiques, des ONG, des mouvements sociaux mondiaux, par des campagnes #ArrestWarrantsNow (#Mandatsd’Arrêt Maintenant) comme la forte mobilisation existant dans le monde en faveur de la campagne #CeaseFireNow (#CessezleFeuMaintenant).
  • Sans rompre sa logique d’alliances traditionnelles (UE, OTAN), la France trouverait là une occasion d’ouvrir un nouveau type d’alliances, des alliances en faveur du droit humanitaire international. Elle le fait déjà d’ailleurs dans les négociations internationales sur le climat, pourtant autre sujet de divergence avec son grand allié étasunien. Il en résulterait un assouplissement des relations Nord-Sud ou Asie-Occident, à un moment où semble se reformer une logique de blocs lourde de menaces d’affrontements majeurs.

Diplomatie judiciaire, diplomatie des communs, diplomatie des relations

L’Histoire et la période dramatique actuelle soulignent qu’il est indispensable de changer notre conception des relations internationales. Pour lui préférer une diplomatie fondée sur des alliances multiples, où les alliances géopolitiques et militaires traditionnelles ne seraient pas forcément remises en cause, mais plutôt articulées à d’autres alliances plus juridiques autour des thèmes humanitaires et environnementaux. Une diplomatie judiciaire au service des communs que sont, d’une part, la dignité humaine et tout le corpus du droit international humanitaire qui la protège et, d’autre part, le climat et les grands équilibres écosystémiques de la planète. En effet, il  est désormais indispensable de les intégrer à ce corpus international des droits fondamentaux car, à moyen terme, la survie de tous les humains en dépend.

Le gouvernement français et son parlement, comme ses citoyen·ne·s et résident.e·s, fort·e·s d’une tradition juridique majeure, suite de mobilisations populaires, ont su inspirer le droit humanitaire international (DDHC 1789, DuDH 1948 signée à Paris, etc.), et pourraient donner une impulsion au sein de l’Union européenne vers cette direction. Cela contribuerait à donner un axe clair à une action diplomatique gouvernementale parfois devenue illisible ces dernières années. Cela contribuerait aussi à préserver la planète, à faire libérer les otages israéliens ainsi que les milliers de Palestiniens détenus sans charges en Israël, et à protéger les civils gazaouis, rohingyas, darfouris, ouïghours…

Dans le monde à venir, le point de vue chinois aura toute son importance : dans ce pays, la France est appelée « Faguo », littéralement « le pays du droit ». Prenons ce nom au sérieux : faisant le deuil de sa puissance perdue, notre pays pourrait refonder son action diplomatique autour de la notion de justice, et plus largement de celle d’environnement.

Afin de favoriser l’interaction la moins violente possible entre différents acteurs aux intérêts divergents, selon le concept très stimulant que le philosophe et éthologue Baptiste Morizot désigne sous le nom de « diplomatie des relations ». Afin, également, d’introduire dans le jeu diplomatique les mouvements sociaux pour la paix et pour l’environnement : comment envisager un règlement juridique et politique en Israël-Palestine sans s’appuyer notamment sur les ONG et associations des deux sociétés qui militent ensemble depuis des décennies pour la paix entre les deux peuples et pour les droits humains ?

Reste à réfléchir comment mettre en œuvre cette diplomatie multilatérale en faveur du droit, autrement dit comment faire appliquer le droit humanitaire international et négocier des extensions environnementales. Ce mécano diplomatique, qui doit certainement intégrer un contrepoids de dissuasion militaire, nous est peu connu à nous écologistes, car nous avons jusqu’à peu présent peu exercé les responsabilités gouvernementales. Pour la vie des civil·e·s mise en danger au Proche-Orient et dans tous les conflits du monde, mais aussi pour défendre à terme l’habitabilité de la planète par tous ses résidents humains et non humains, il est temps de s’y former et de le mettre en action.

Benjamin Bibas avec Françoise Alamartine et le bureau de la commission Transnationale des Ecologistes-EELV

Le 12 janvier 2024 (actualisation le 7 mars 2024)