Dimanche 30 mars, c’est les municipales… en France, mais aussi en Turquie
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Par Julien Bayou, Conseiller régional en Ile-de-France, porte-parole d’EELV, également disponible sur le site du Huffington Post

Igdir, c’est tout à l’est de la Turquie. En venant de Van, longez l’immense lac vers le Nord puis tout droit. Quand vous avez « Iran » sur la droite, prenez à gauche et vous y êtes presque. Une ville de 100.000 habitants à quelques kilomètres de l’Arménie.

Ici, la crainte est grande de pressions, menaces, violences, et fraudes en tous genres.

Il faut dire que ce sont les premières élections depuis que la décision unilatérale des Kurdes de cesser la guerilla en Turquie il y a un an et le début de négociations sur l’autonomie et la démocratisation de la région. Que le pouvoir hier tout puissant du Premier ministre Erdogan (AKP) est fragilisé par un immense scandale mêlant soupçons de corruptions, écoutes illégales et règlements de compte avec ses ex-alliés. Déstabilisé, le pouvoir semble engagé dans une fuite en avant autoritaire: outre les milliers de prisonniers politiques (dont des centaines d’élus, d’étudiants ou d’avocats), le gouvernement a récemment mené des purges dans la police et la justice. Et, ébranlé par la contestation née fin décembre 2013, à Taksim au coeur d’Istanbul, il a fait voter des lois liberticides contre Internet allant jusqu’à bloquer Twitter et Youtube, contre l’avis de la justice et du président de la République.

A quatre mois des présidentielles en août, tout semble bon pour se maintenir au pouvoir et ces élections municipales ont valeur de test grandeur nature. Sollicité par le parti BDP (Parti prokurde) j’ai rejoint en tant qu’élu une mission internationale d’observation des élections et on a été donc déployé à l’est en plein Kurdistan.

J’ai donc délaissé le deuxième tour des municipales en France (je voterai bien sur par procuration) pour le seul et unique tour des municipales en Turquie, où j’ai rejoint la délégation des « observateurs internationaux ». Rien à voir avec une délégation officielle façon Union Européenne ou ONU, ici chacun se paie son billet d’avion pour apporter une maigre mais symbolique et peut-être décisive contribution à la possibilité d’un vote libre, d’autant plus important aujourd’hui que les deux parties pourraient s’engager sur la voie d’un règlement pacifique du conflit qui dure depuis 30 ans. Des étudiants, des vieux militants verts ou communistes, des avocates italiennes, des allemands, des français, des vieux routiers de la cause Kurde et des complets néophytes, nous sommes une cinquantaine répartis sur plusieurs villes jugées stratégiques: le vote est le prolongement de la lutte pour le droit du peuple kurde par d’autres moyens que la guerilla.

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La ville d’Igdir, noeud de communication aux frontières arménienne et iranienne, ancienne zone de guerilla, en fait partie Le maire BDP a été emprisonné à peine 7 mois après son élection pour « terrorisme » — l’accusation revêtant en Turquie des réalités aussi différentes que l’usage de la violence ou l’expression pacifique d’une opinion contestataire. Sevil Sevimli, jeune étudiante franco-turque pour la libération de laquelle j’ai fait campagne avec Avaaz en sait quelque chose, emprisonnée 4 mois pour avoir participé à un concert de rock un 1er mai. Aujourd’hui, comme partout où se présente le BDP, c’est un binôme homme-femme qui est présenté au choix des électeurs. La loi ne dit pas grand chose en matière de parité, aussi certains partis devancent l’appel: le BDP présente des binômes partout quand bien même la fonction de « co-maire » n’est pas reconnue. Le second ou la seconde deviendra officiellement premier(e) adjoint(e) tout en exerçant dans les faits les responsabilités de maire. Le parti vert turc (allié au BDP dans le cadre du parti-ombrelle HDP), dont j’ai pu rencontrer les responsables à Istanbul, présente de son côté une liste 100% féminine: 12 candidates, liste à haute valeur pédagogique dans un pays où les droits de la femme sont menacés de remise en cause.

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Notre mission: assurer tout d’abord une présence que nos hôtes espèrent dissuasives. Et scruter et répertorier toutes les atteintes au vote libre et sincère. Ainsi, en théorie, la police et l’armée doivent se tenir à bonne distance des bureaux de vote, car leur seule présence relève de l’intimidation dans un pays où l’arbitraire a encore libre cours, a fortiori dans une région aussi surveillée que le Kurdistan. Mais le BDP craint que la police ne rentre jusque dans les bureaux de vote pour imposer aux électeurs de voter « à découvert », sans isoloir, atteinte flagrante à la liberté d’expression. Sans parler du risque de bourrage d’urnes et autres fraudes encore plus manifestes: la fois dernière, toujours d’après nos interlocuteurs, la police a tout simplement confisqué les bulletins des bureaux de vote jugés trop anti-AKP. Ouverture des bureaux de vote de 7h à 16h, nous allons circuler de bureaux de vote en bureaux de vote et surveiller la remise des procès-verbaux et dépouillements… Notre bible, ce sont les « manuels d’observation électorale » comme celui proposé par l’OSCE ou l’Union Européenne qui distillent les conseils et recommandations valables partout et pour tous, y compris pour les missions internationales non officielles comme la notre. A 24 heures du vote, alors que j’écris ce billet dans un café en face du bureau local du BDP en plein centre ville la campagne touche à sa fin: en Turquie on peut faire campagne le samedi. Mais si certains multiplient les réunions d’appartements pour convaincre les derniers indécis, la majorité attend le jour J. La rue est pleine, on chante, on danse…. Une ferveur démocratique qui fait rêver quand on arrive de France: on attend 70 à 80% de participation demain. Dans la rue, beaucoup d’hommes, une immense majorité, mais une parité parfaite dans les responsabilités. Ainsi le député du coin est une députée, militante de longue date de surcroît, qui prend un plaisir non dissimulé à poser pour moi quand je lui demande de me montrer qu’elle réussit à twitter malgré la censure. Elle compte plus de 100.000 « followers ». Et c’est presque comique, on compte plus de twitts en Turquie depuis la censure (émis par SMS ou via VPN) qu’avant, preuve s’il en était besoin de la vitalité de la société turque.

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Si nos hôtes affirment que les violations sont moins graves qu’avant — « pas de torture comme les dernières fois » nous explique, stoïque, le chef du BDP local, la tension est cependant bien palpable. Avant-hier à Van, un cuisinier a été blessé en marge d’un meeting d’Erdogan par la police qui a tiré à balle réelle. Le lendemain, la patrouille est nombreuse, armée, et épaulée par deux véhicules anti-émeute: un blindé et un canon à eau. Ambiance. A Igdir, la police fait plus simple: des jeunes militants sont « en garde à vue depuis quelques jours » et y resteront jusqu’à l’élection, moyen aussi pratique qu’efficace pour leur éviter de faire campagne. Et les violences et pression sont nombreuses entre militants des principaux partis, en particulier avec l’extrême-droite très puissante en Turquie, c’est le 3ème parti à l’Assemblée. Difficile de prédire comment notre présence sera reçue demain. Ici, le vote est un combat. N’oubliez pas de voter non plus!

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Le rapport de mission est disponible en intégralité ici. Pour suivre les engagements politiques de Julien Bayou, rendez-vous sur son site OnFaitCommeOnADit.com