L’Inde Modi
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Narendra Modi

Par Benjamin Joyeux

disponible sur le blog Médiapart

Voilà une nouvelle qui ravira notre belle France, si fière de ses remaniements ministériels, de son camembert et de ses exportations d’armes : l’Inde est LE nouvel eldorado pour les entreprises de défense françaises. Ce sont Les Echos qui le disent. Alors, cocorico ? Tu parles Charles ! Si nos dirigeants politiques, actuellement « de gauche » il paraît (comme Emmanuel Macron ou Laurent Fabius – « je me marre… » comme disait Coluche) étaient capables de voir un peu plus loin que le bout de leur « croissance », ils ne devraient pourtant vraiment pas se réjouir trop vite. Mais bon, la « croissance » étant l’horizon indépassable de leur imaginaire énarchiste (pourtant un enfant de cinq ans, qui par définition n’a pas encore fait l’ENA, comprend très bien lui qu’une croissance infinie sur une planète aux ressources finies, c’est débile!), il convient d’applaudir avec eux (et avec Dassault, DCNS, Nexter, Safran, Thales et j’en passe) des deux mains lorsque la France devient le 3e fournisseur officiel de machines à tuer du Sous Continent, juste après les Etats-Unis et la Russie. Sauf que, sauf qu’en dehors du fait, compréhensible également par un enfant de cinq ans mais pas par un énarque ou un journaliste des Echos, que se réjouir lorsque l’on vend des armes, c’est idiot, le profil du nouvel homme fort indien, qui va pouvoir faire joujou à la guéguerre avec toutes ces nouvelles machines achetées à l’étranger, n’a vraiment pas de quoi rassurer. Mais attention, pas de procès d’intention ni de mauvais esprit, non… juste quelques rappels pour un rapide voyage au sein de l’Inde Modi :

Narendra Modi est le Premier Ministre, donc le véritable chef d’après la Constitution indienne, de la « plus grande démocratie du monde » depuis mai dernier. Celui-ci a en effet remporté haut la main les élections avec le BJP (Bharatiya Janata Party) face au vieux parti du Congrès noyé dans ses accusations de corruption et dans la lassitude provoquée par les affres perpétuelles de la dynastie Nehru-Gandhi1. Lors de ces législatives, qui se sont déroulées du 7 avril au 12 mai 2014, le Congrès, dont la campagne était dirigée par Rahul Gandhi, a réalisé le pire résultat de son histoire avec seulement 59 sièges obtenus sur les 543 que compte la Lok Sabha, l’assemblée nationale indienne, tandis que la liste dirigée par Modi se taillait la part du lion avec 336 sièges. Victoire nette et sans bavure donc, obtenue par les urnes et incontestable selon toutes les normes chères à nos démocraties représentatives.

Mais qui est vraiment le nouvel homme fort indien ? Lui dont le passé sulfureux ne cessait d’inquiéter un certain nombre de diplomates et de chancelleries à travers le globe, interloqués par le profil peu consensuel du futur Premier ministre indien, n’a eu de cesse pendant sa campagne de rassurer sur sa personnalité et son programme : non Narendra Modi n’allait pas mettre l’Inde à feu et à sang en poussant à la confrontation les différentes communautés indiennes. Non Modi n’était pas l’homme de L’Hindutva et de la suprématie hindou contre les musulmans et les autres minorités religieuses du Sous Continent. Non Modi n’était pas le politicien en grande partie responsable des émeutes sanglantes du Gujarat en 2002.

Narendra Modi, c’est l’homme du peuple, parti de tout en bas pour se hisser sur la plus haute marche du pouvoir indien, c’est l’homme de la success story économique du Gujarat (ministre en chef de cet état entre 2001 et 2014), c’est l’homme charismatique qui va de nouveau faire briller l’ensemble de l’Inde après avoir fait vibrer le Gujarat, bref c’est l’homme de la croissance, et ça, ça doit bien faire vibrer d’envie notre Président « socialiste » français, son Premier ministre, son ministre des Affaires étrangères, son nouveau ministre rothschildien de l’austérité, et tout ce que la France compte d’obsédés de la croissance. Bah oui, l’Inde c’est une croissance qui se situe entre 7 et 9 % depuis le début des années 2000 et qui a continué à 8 % malgré la crise en 2008. Les économistes indiens tiraient la sonnette d’alarme au début de cette année parce qu’elle atteignait alors à peine… 5 %. On comprend donc qu’elle fasse baver d’envie nos énarchistes français. Et il est estimé que dans les années à venir, l’Inde dépensera plus de 80 milliards de dollars pour sa Défense. Bref, Modi est notre nouvel ami. Celui qui dit le contraire n’est pas « de gauche » d’abord, c’est Manuel qui le dit, ou le dira bientôt. Et Modi est vraiment du peuple. Il est né dans une famille d’épiciers de Vadnagar, vend durant son adolescence du thé dans une gare routière, puis travaille ensuite dans une cantine d’une entreprise de camions avant de faire ses premières armes politiques au sein du Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS).

Le RSS, quezaco ? C’est un sympathique groupe nationaliste hindou de droite et paramilitaire. Bon, Nathuram Godse, le fou qui a tué Gandhi (le vrai celui-là, le Mahatma, la « grande âme) était issu du RSS, mais bon. A l’instar de Marine Le Pen, Modi n’est pas responsable de toutes les erreurs de jeunesse de son mouvement n’est-ce pas ? (J’essaye de penser comme un beauf indien qui a voté Modi). Il obtient un master de science politique à l’université du Gujarat. En 2001, il devient donc après des années de militance et sa participation à la création du BJP dans l’état du Gujarat, ministre en chef de cet état. Pas de chance, dès le 27 février 2002, un train transportant de nombreux pèlerins hindous est mis en feu près de Godhra, tuant 58 personnes. À la suite de rumeurs selon lesquelles l’attaque du train aurait été perpétrée par des musulmans, une vague de violence anti-musulmans se répand à travers le Gujarat, faisant près de 2 000 morts et plusieurs milliers de blessés. Les autorités de l’état sont accusées de ne rien faire pour faire cesser les violences, et Modi jette de l’huile sur le feu (façon de parler) en faisant déplacer les corps brûlés des pèlerins à Ahmedabad (capitale du Gujarat). Après ces violences communautaires, des appels s’élèvent, y compris parmi les alliés du BJP, pour demander la démission de Narendra Modi. Celui-ci démissionne et l’Assemblée législative du Gujarat est dissoute. Mais durant la campagne qui s’en suit, il est réélu haut la main en adoptant une réthorique anti-musulmane. Celle-ci se transformera en réthorique anti-terroriste en 2007. La politique de Modi est alors surtout louée pour avoir permis de faire du Gujarat un lieu attractif d’investissement et de réduction de la corruption. C’est de cette image de bon gestionnaire qu’il va jouer à fond pour réussir à devenir Premier ministre de l’Inde.

Sauf que, derrière la façade, se dissimule une réalité toute autre : le Gujarat est encore classé aujourd’hui 13e en Inde pour son taux de pauvreté et 21e pour son éducation, avec 23 % des enfants de moins de cinq ans souffrant de malnutrition, chiffre jugé « alarmant ». Christophe Jaffrelot relève que le développement du Gujarat a été limité aux classes urbaines moyennes, alors que les zones rurales et les basses castes ont été marginalisés. Sous Modi, le nombre de familles sous le seuil de pauvreté a augmenté, particulièrement chez les Adivasis et les Dalits. Modi a même eu droit aux critiques du Pape indien de l’économie, Amartya Sen, qui a déclaré à propos du Gujarat : « les résultats en terme d’éducation et de santé sont assez mauvais ». Bref, sous le vernis qui brille se cache la réalité sociale moins rose de l’état du Gujarat, tout comme Modi dissimule sous son image progressiste de bon gestionnaire un idéologue ultra-réactionnaire.

En tous cas, l’Inde de Modi est bien partie pour ne guère briller en termes d’écologie. C’est ce que nous apprend le journaliste Julien Bouissou dans un article du Monde daté du 20 août dernier. Au nom de la croissance et de la relance des investissements et afin de faciliter la construction d’infrastructures et l’implantation de sites industriels, Narendra Modi a décidé d’assouplir très fortement les règles indiennes de protection de l’environnement. 140 projets viennent d’être autorisés d’un coup, du jamais vu jusqu’alors. Pour Himanshu Thakkar, militant du Réseau des rivières, des barrages et des populations en Asie du Sud, cité dans l’article : « Les inconditionnels de la croissance l’ont emporté. Ce que le gouvernement ne comprend pas, c’est qu’en détruisant les ressources naturelles, l’économie va en pâtir un jour ». Tout rapprochement avec un gouvernement « socialiste » français ardent défenseur d’un aéroport, de lignes à grande vitesse ou de tout autre grand projet inutile est bien évidemment fortuit. En gros, Modi met en œuvre son « choc de simplification » à lui en vendant partout à l’étranger « l’Inde qui brille » et en sacrifiant sur l’autel de la croissance et de la compétitivité l’environnement et les générations futures, après s’en être pris aux musulmans indiens, petite minorité de près de 180 millions de personnes.

Photo : MR/Shutterstock
Photo : MR/Shutterstock

Bref, l’Inde Modi a de quoi inquiéter. Mais comment en tenir grief au nouveau Premier ministre indien, puisqu’il ne fait finalement qu’appliquer les recettes de l’immense majorité de ses homologues sur l’ensemble de la planète ? Au nom de la croissance et de la compétitivité, il est de bon ton de sacrifier l’environnement et les générations futures. La France va continuer de vendre des armes, à l’Inde Modi et ailleurs, et il y aura encore des cons pour s’en réjouir et « danser sur le monde en morceaux ». Face à cela, nous aurons bien besoin de milliers de « nouveau Gandhi », à l’instar de Rajagopal P.V.

1. Pour les non initiés à la politique indienne, rien à voir avec le Mahatma. Cétait le nom du gendre de Nehru qui épousa sa fille Indira, Premier ministre « inoubliable » des années 70 et 80.